AGLA FISH and Joshua Thomas...
Joshua
Je viens de lire dans le journal local un canular assez savoureux intitulé :
LE MONSTRE DU LAC.
Au-dessous de ce titre, un photomontage légendé « Mais comment ont-ils fait pour rejoindre la rive sans chavirer avec cette terrible bête à bord de leur frêle barque ? » montre deux compères aux mines réjouies qui exhibent fièrement leur formidable prise : un énorme poisson, d’une espèce inconnue, qu’ils peinent à soulever et qui ressemble un peu à une carpe du Nil.
Le monstre mesure un mètre cinquante et pèse cent dix kilos. Son corps est partiellement recouvert de plaques osseuses semblables à celles que l’on voit chez les esturgeons. Ses dents, courtes, robustes, abominablement tranchantes, sont faites pour broyer les os et déchirer la chair.
« Qui aurait pu penser qu’une créature aussi terrifiante hantait les eaux tranquilles du lac Thérier, à dix kilomètres à peine de notre paisible bourgade ?
Ce spécimen est-il un exemplaire unique, ou bien a-t-il des frères et des sœurs ?
Quelle horreur, tout de même.
Etc. »
Décidément très en verve, le correspondant local de presse termine son texte en évoquant la disparition, il y a deux mois, d’Émile Michaux qui, d’après les dires de son épouse, était parti pêcher dans les parages... : « Et depuis, la seule chose que l’on sait de lui, c’est qu’on ne l’a jamais revu.
Et si… »
Habilement, l’auteur de l’article n’en écrit pas plus et laisse à l’imagination du lecteur le soin d’échafauder les hypothèses les plus fantaisistes et les plus macabres.
Du grand art. Un papier à montrer dans toutes les écoles de journalisme. Dommage que la rédaction du canard ait cru bon de préciser, tout à la fin, qu’il s’agissait « d’humour ». Sans cela, la plaisanterie eût été parfaite.
***
Cette histoire me fait penser à une autre histoire de poisson, une histoire bien réelle cette fois.
Un jour, comme ça, j’achetai un minuscule poisson exotique. Je le baptisai Joshua et installai son bocal (dans lequel je préparais habituellement la sangria) dans la cuisine, sur le frigidaire. Il sembla s’y plaire immédiatement, ne cherchant jamais à remonter à la surface de l’eau. Bref, tout se passait bien avec Joshua.
Restait le problème du chat, mon chat que j’avais baptisé Félix, très originalement. Oh, ce n’était pas que Félix cherchât à grimper sur le frigo pour pêcher le Joshua, c’était tout le contraire. Autrefois, Lorsqu’il baguenaudait dans la cuisine (son lieu de villégiature favori), Felix ne perdait jamais une occasion, en ma présence, de ronronner en se frottant à la porte du Grand Placard Blanc pour m’envoyer implicitement ce message : « J’ai faim, et mon pâté favori est là-dedans. » Or, depuis l’arrivée de Joshua, mon chat évitait soigneusement tout contact avec le frigo – il s’en tenait toujours à plus de deux mètres, au moins.
Je finis par comprendre que Félix avait une trouille bleue de Joshua. Il griffait et crachait comme un diable quand j’essayais de le faire s’approcher du frigidaire… C’était inexplicable ; mais voilà un fait établi : bien des choses en ce monde sont inexplicables.
Bientôt, Félix sombra dans une profonde mélancolie ; il commença à perdre ses poils et à perdre énormément de poids. Je compris qu’il allait mourir.
J’adorais Joshua, mais je préférais mon chat (on se connaissait depuis plus longtemps). Je fus donc contraint de me séparer de l’adorable petit poisson. Un soir, j’allai donc le balancer dans le lac Thérier, et ce sans trop de scrupules : après tout, je le libérais, il devait être content.
Quelques jours après, mon matou alla beaucoup mieux.
Étrange histoire, non ?
Tout ceci s’est passé il y a une vingtaine d’années. Mon petit Joshua a largement eu le temps de devenir grand, depuis. C’est fou comme certaines espèces que l’on voit dans les aquariums, poissons exotiques ou tortues d’eau, peuvent devenir gigantesques lorsqu’on les libère de leur cage de verre pour les réintroduire dans leur habitat naturel.
Et si…
Mais non, c’est impossible.
Thomas Arfeuille
INDE... Texte de Thomas Arfeuille...
Je me souviens de ce jour comme si c’était hier. Notre famille s’était réunie chez mes parents pour un grand dîner de fête. Oncles, tantes, cousins, cousines, beaux-parents, grands-parents… tous ceux qui n’habitaient pas trop loin étaient venus, et cela faisait beaucoup de monde. Ce que l’on célébrait – j’ignorais quoi – était sans doute exceptionnel. On avait même engagé une photographe professionnelle pour cette occasion !
Mon père était allé au marché à ciel ouvert dans la matinée. Il devait faire encore quelques courses. C’est là, au marché, qu’il avait rencontré cette photographe. Il était difficile de ne pas la remarquer. Elle mitraillait les étals multicolores avec son Pentax ; elle mitraillait les commerçants et les chalands tout en leur parlant dans un anglais épouvantable et en faisant de grands gestes. Son charabia terrifiait la plupart des gens.
Mon père, cependant, possédait de bonnes notions d’anglais catastrophique, et il eut soudain une idée : pourquoi cette dame ne passerait-elle pas chez nous, dans la soirée, pour prendre l’incontournable portrait de famille ? Il n’hésita pas à l’aborder pour le lui demander, et elle accepta son invitation. C’était parfait ! Avec une spécialiste, on serait sûr d’avoir du bon travail, pas un de ces clichés de groupe mal cadrés que réalise un ami ou un quelconque cousin (cousin qui, dans ce cas, est fatalement absent de la photo familiale).
La photographe s’appelait Céline Pic. Elle était française. Elle n’était pas seulement photographe, elle dessinait et elle écrivait aussi des récits de ses voyages. Elle voyageait beaucoup.
***
Les réjouissances n’eurent rien d’exceptionnel, en fait, contrairement à ce que j’avais anticipé. Tout se passa normalement. Ma cousine Britney et ses frères Kevin et Chester firent les imbéciles, comme souvent (ils coururent dans la maison en poussant des cris, se battirent, pleurèrent, agacèrent les adultes) ; mon frère aîné, Harry, s’éclipsa plusieurs fois pour aller fumer en cachette dans le jardin, ce qui n’était pas une nouveauté, je le savais ; pendant le dîner, mon père raconta quelques-unes de ses fameuses blagues qui tombent à plat et que l’on avait entendues mille fois ; l’oncle Terence discuta de politique, son dada, se fâcha avec quelqu’un, quitta la table et alla bouder dans un coin, ce qui était idiot car le dîner était excellent – maman a toujours été une excellente cuisinière. Bref, hormis le nombre inhabituel de participants, cette fête ressemblait à toutes les fêtes de famille que j’avais connues.
***
Céline Pic est arrivée quand nous en étions aux desserts. On lui a proposé de goûter quelques gâteaux, et elle ne s’est pas fait prier. Tout le monde la trouvait sympathique. Elle avait un bon appétit ! Et quelle femme courageuse, cette Française qui parcourait le monde toute seule ! On éprouvait certes quelque difficulté à communiquer avec elle, mais comme mon père n’était pas le seul parmi l’assemblée à savoir massacrer l’Anglais, on y parvenait.
Ce genre de massacre possède toutefois ses limites. Quand notre photographe a demandé à l’oncle Norman-Lewis pourquoi nous portions tous des prénoms anglo-saxons alors que nous étions si peu britanniques, l’oncle s’est embrouillé dans ses explications et elle n’a rien compris.
Ce n’est pourtant pas compliqué : le grand-père paternel de ma grand-tante par alliance Elisabeth, sœur du beau-père de ma mère, était un homme d’affaires et un formidable voyageur (encore plus formidable que Céline Pic). Il avait, dit-on, rencontré un jour Winston Churchill, à Londres, une rencontre si marquante (pour lui, le grand-père) que de retour au pays il avait décidé de baptiser tous ses futurs enfants et de rebaptiser ceux qu’il avait déjà comme des Anglais. Tout le monde trouva cela très chic… tout le monde l’imita… et ce qui n’était au départ qu’une mode a perduré de génération en génération.
Après les digestifs, Céline Pic prit un cliché individuel de tous ceux qui le désiraient, puis la grande photo collective. Elle promit de nous envoyer au plus vite un tirage de toutes les photos qui ne seraient pas trop floues. Elle refusa l’argent que lui tendait mon père : notre accueil chaleureux et les gâteaux qu’elle avait dévorés valaient, dit-elle, tous les salaires. Elle nous embrassa tous puis elle partit.
***
Si je me souviens bien, chacun a reçu sa photo personnelle au bout d’une quinzaine de jours. Mais on a attendu en vain la photo de groupe. On en a déduit qu’elle était ratée.
Ensuite, il n’y eut plus jamais de grande fête dans notre famille. Les gens l’avaient-ils pressenti pour être venus si nombreux ce jour-là ? Quoi qu’il en soit, notre famille commença à se désagréger peu après. Certains se fâchèrent et ne voulurent plus se fréquenter, certains s’expatrièrent à cause de leur travail ou à cause de leurs études, d’autres disparurent simplement. Voilà pourquoi cette fête fut remarquable, en fin de compte, et c’est sans doute pour cela que je m’en souviens si bien : parce que ce fut la dernière.
***
J’ai reçu ce matin une lettre de France. Le nom de l’expéditeur : Céline Pic. L’enveloppe contenait une photo. La fameuse photo que l’on croyait fichue. Au dos du cliché, ces quelques mots rédigés en Français :
Cher John,
Comme promis, je vous envoie un tirage de votre belle photo de famille.
Avec un peu de retard, certes...
J’espère que vous ne m’en voudrez pas.
Je vous embrasse.
Céline
Avec un peu de retard… Un retard de presque trente ans, tout de même.
Mais comment pourrais-je vous en vouloir, chère Céline ? C’est si gentil de vous être souvenue de moi après tant d’années. Je n’étais qu’un gamin de treize ans à l’époque où vous nous avez photographiés, un enfant que rien ne distinguait de tous les cousins, cousines, frères et sœurs qui l’entouraient... Bon, je suppose que vous avez envoyé le même courrier à tous, du moins à tous ceux qui sont encore de ce monde, ce qui a dû être compliqué, d’ailleurs, puisque notre famille est aujourd’hui très éparpillée.
J’aimerais bien savoir comment vous avez fait pour découvrir que je vivais et travaillais dans la région de Madrid, où je supervise la construction d’une centrale électrique solaire. Il n’y aurait guère que ma petite sœur Sarah, seul membre de notre diaspora avec qui je sois resté en contact, qui aurait pu vous renseigner, mais je ne crois guère à cette hypothèse car Sarah n’est elle-même pas facile à trouver : elle a déménagé de multiples fois ; elle habite actuellement en Allemagne. Oui, comment avez-vous fait ? Travaillez-vous pour Interpol, Céline Pic ? Et que vous est-il arrivé depuis que l’on s’est vu ? Avez-vous été kidnappée ? Vous a-t-on jetée en prison ? Avez-vous eu un accident et venez-vous seulement de vous réveiller du coma ?
Je plaisante, je plaisante… Vous avez probablement égaré le négatif de cette photo et vous l’avez retrouvé voici quelques jours au fond d’un tiroir, voilà tout. Ça doit être très mal rangé, chez vous. Je plaisante… En tout cas, mille merci d’avoir pensé à moi. Cela me touche beaucoup.
***
Je vais répondre à ce courrier de Céline Pic. Pas pour lui demander ce qu’elle a fait pendant ces trois dernières décennies, cela ne me regarde pas, et j’aime aussi quand le passé garde un peu de mystère. Je vais écrire une simple lettre de remerciement, une lettre aussi laconique que la sienne. Je la rédigerai en Français, par politesse. Ce sera quelque chose comme :
Chère Céline,
J’ai bien reçu votre lettre. Quelle gentillesse de votre part de vous être rappelée de moi ! Votre photo est très réussie. Merci, merci !
Amicalement
John
Oui, ces quelques mots suffiront, d’autant que mon niveau en Français ne me permettra pas d’en écrire beaucoup plus. Mon épouse est Madrilène et j’ai appris l’Espagnol ; je parle un Anglais acceptable ; mais pour ce qui est du Français, il ne faut pas trop m’en demander.
***
La photo de Céline Pic est très bonne, même si elle ne correspond sans doute pas aux standards des clichés de ce genre. Éclairage, focale utilisée, arrière-plan, disposition du groupe… n’ont rien d’académiques. Mais c’est une photo parfaite puisque l’on a tous un air assez rigolo, dessus, et bien cadrée puisque l’on y est tous… Tous sauf l’oncle Terence, qui n’a pas quitté le coin où il boudait. Lui, il a plutôt l’air absent. J’ai encadré l’œuvre et je l’ai posée sur mon bureau à côté du portrait de mon fils, Fernando-Jim, qui vient de fêter ses douze ans.
Thomas Arfeuille
Le prof et la neige... Agla and Guillaume.
Ce matin il a neigé chez nous.
En dépit des nombreux inconvénients qui peuvent en découler, nous avons regardé ravis le beau spectacle de ces gros flocons s'échouant silencieusement sur notre vert gazon.
Ça m'a fait repensé à un après midi où j'étais, avec une vingtaine de condisciples, en cours à la fac de Lyon pendant notre formation pour devenir directeur d'établissement medico social. Nous avions tous la quarantaine bien sonnée.
Paf, vers 15 heures il se met à neiger à gros flocons.
Au bout de quelques minutes le prof s'est arrêté de causer voyant que plus personne ne l'écoutait, et pour cause, tout le monde regardait par la fenêtre.
« On va faire une petite pause, dit-il. On sait quand on donne des cours qu'il est inutile de persévérer quand il se met à neiger... Ça vaut du cours préparatoire à Polytechnique... »
Guillaume Vadet
Gares...
Les gares
Une grosse heure à poireauter gare de Lyon, j'ai pu sortir manger mon sandwich sur un banc et fumer une clope et puis j'aime assez regarder les gens dans les gares... Des jeunes et des vieux, des petits et des grands, des maigres et des gros, une troupe de louveteaux, ceux qui ont des gosses, ceux qui ont un chien, quelques clodos (faut être prêt à sacrifier quelques cigarettes), les provinciaux qui viennent voir la tour Eiffel, les japonais qui viennent voir la tour Eiffel, des hommes d'affaires en costard et attaché case, ceux qui s'engueulent parce que Monsieur s'est encore trompé de quai comme chaque fois, des adieux, des retrouvailles, une jeune femme en pleurs au téléphone...
Guillaume Vadet
AGLA CHAGALL et LE BOURDON de THOMAS...
Le bourdon
Eh bien, voyez-vous (vous le voyez bien grâce au dessin d’Aglaé, ci-dessus), nous volions sur un étrange nuage, ce jour-là, l’oiseau et moi. Ce nuage était comme un tapis magique, il supportait notre poids et nous permettait de planer dans l’azur sans que nous battions des ailes. Pour moi, c’était une chance inespérée. Je ne suis qu’un insecte, et donc, en temps normal je dois dépenser une énergie extraordinaire pour voler, comme un hélicoptère. Et là, je planais sans efforts, à 5000 mètres.
C’était un jour étrange. On voyait dans le ciel des chauves-souris qui volaient en plein jour, des vers luisants d’obscurité, des libellules immenses, des anges, beaucoup de choses.
- Que fais-tu là, sur mon nuage ? me demanda l’oiseau. Je ne t’ai pas invité.
- Pouvez-vous m’excuser ? J’ai vu ce nuage solide, je suis monté dessus. Voilà tout.
- Ah oui, et pourquoi ?
- Je fuyais un chagrin d’amour, je voulais m’éloigner le plus loin possible de ma tristesse terrestre. Le plus haut possible. J’avais le bourdon. Et vous, que faites-vous ici ?
- Oh, moi… rien. Je vole.
Thomas Arfeuille
Âne-Glou d'Aglaé et ÂNERIES de Thomas...
Âneries
Le rire n’est pas le propre de l’homme. Prétendre qu’il l’est revient à proférer une ânerie zoologique. De nombreux animaux sont en effet capables de rire. Voici quelques exemples : le péca rit, le méha rit, le cana rit, le dakta rit, le calmar se marre, le serpent rit de ses propres sornettes, la poissonne rit, le poisson-scie rit, la chevale rit à en perdre ses sabots et, bien sûr, l’âne rit. Non décidément, le rire n’est pas le propre de l’homme. Le propre de l’homme, c’est le savon.
Thomas Arfeuille
L'ESCARGOT DE NUIT - Thomas (texte) and Agla (illustration)
L’escargot de nuit
Le petit cargo était un contrebandier. À son bord, on trafiquait tout ce qu’il y avait à trafiquer, selon les opportunités. Mais les traversées ne pouvaient guère excéder deux ou trois cents milles, car le vieux navire était d’une lenteur désespérante. Il ne dépassait pas les huit nœuds quand on poussait à fond son malheureux diesel qui crachait alors une épaisse fumée. La machine était à bout de souffle, ça oui, et pas que la machine ! L’ensemble de l’embarcation était fatigué par des années de service, et, à vrai dire, sa vénérable coque d’acier rouillé ne tenait plus que par le miracle d’innombrables couches de peinture superposées.
J’étais matelot sur ce bateau dont je tairai le nom, car la règle, lorsque l’on parle de contrebande, est de ne pas tout rapporter… même lorsqu’il s’agit d’histoires anciennes. Tout ce que je peux mentionner, c’est que mes souvenirs de voyages à bord de ce rafiot poussif sont excellents ! On naviguait de nuit, de préférence, avant de rejoindre un port. C’était pour être discrets. Je doute que cette mesure fût très efficace, mais bon : il s’agissait de la volonté de notre patron. En tout cas, naviguer de nuit sur un contrebandier, à la vitesse d’un escargot marin, tous feux éteints, à la fois proches et très loin de la terre allumée aux néons, au milieu d’un autre monde, là où les seules phosphorescences qu’éclaire la lune, quand elle est là, sont celles de certains planctons dans le sillage… c’est voguer dans un rêve dont on se souviendra toujours.
Thomas Arfeuille
LA TORTUE TORDUE - THOMAS - AGLA illustration.
Dédicace
Sans toi, Aglaé, je n’aurais jamais pu écrire la Tortue tordue, car tu as dessiné l’animal bien avant que je rédige mon texte, et j’insiste sur ce point : c’est ton dessin qui a inspiré mes mots, et non l’inverse. Et puis, sache-le, sans toi, sans ta gentillesse et tes encouragements constants, j’aurais sans doute abandonné l’écriture – l’écriture en général – depuis longtemps. Tout est donc de ta faute, Aglaé ! Merci pour tout ! Mille fois merci.
Thomas
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La tortue tordue
La tortue tordue habitait le monde à l’envers. Ce monde était un drôle d’endroit. C’était un monde où l’on marchait la tête en bas pour voir où l’on mettait les pieds sur terre, c’est-à-dire sur le sol qui était en haut. On n’avait pas le choix.
La tortue tordue, à l’instar de nombreux locataires de cet univers où la gravité était inversée (mais normale pour eux), subodorait qu’il existait, dans une autre dimension, de l’autre côté d’une sorte de pellicule invisible, un univers très différent du sien, un univers où la gravité vous rivait les pieds sur une solidité qui était en bas.
Simple supposition, bien sûr, mais tant de colocataires de la tortue pensaient la même chose qu’elle ! Citons, entre autres, l’anguille sur roche, le lézard incassable, l’éléphant nain géant, le chat sérieux, l’être humain humaniste, l’araignée des faux-plafonds.
Il devait y avoir une part de vérité là-dedans, dans ce remue-méninges des cerveaux de tant de résidents. Forcément ! Ça ne pouvait être seulement une de ces fake news que l’on trouvait sur les réseaux sociaux.
L’un des principaux théoriciens sérieux du coin, à propos des univers parallèles, était le serpent rectiligne. C’était un sage et un savant, et on le considérait comme l’un des plus grands génies de son temps. Il avait des idées remarquablement précises sur le parallélisme (son idée la plus géniale en ce domaine, idée aussi simple qu’admirable, étant que des parallèles ont fatalement du mal à se rejoindre).
Le serpent rectiligne était un ami de la tortue tordue. Ils se voyaient souvent. Chez-elle, chez- lui, ou bien dans des bars où ils refaisaient le monde. Leurs discussions portaient souvent sur l’hypothétique univers du dessus, qui intriguait beaucoup la tortue tordue et sur lequel le serpent avait beaucoup de réponses à ses questions.
- Ça ne doit pas être si différent d’ici, disait la tortue. Que le sol soit en haut ou en bas, il doit être plat, par définition, nettement, comme une planète. Tous les mondes concevables ressemblent à des assiettes plates, c’est évident.
- Je nuancerais vos propos, répondait invariablement le rectiligne. À cause de la gravité positive, les mers du monde à l’endroit déborderaient si ce monde-là était parfaitement plat. Ce monde-là, s’il existe, doit plutôt ressembler à une assiette creuse, une assiette creuse comme une assiette à soupe (à la tortue).
- Je n’y avais pas pensé, répondait la tortue tordue. Vos idées me paraissent excellentes. Creusons-les.
Thomas Arfeuille
VD THOMAS... L'AMOUR...
PEPITO : "Sortie du samedi soir"...
Sortie du samedi soir
Pepito
Emmitouflés jusqu’aux narines, les quidams s’étirent au travers du trottoir de la place Wilson en deux queues gentiment parallèles. Au bout d’une file, avec mon pote Zog, nous patientons en profitant du spectacle que nous offre Jojo le S’dèfe.
Jojo a trouvé, dans cette double ligne de patients péquins, le plan idéal pour se faire du blé. En train de se geler dans l’attente de gagner notre place au cinoche, nous ne pouvons ni nous échapper, ni feindre de ne pas avoir une petite pièce ou deux. C’est réglé comme du papier à tube de l’été.
- B’soir m’ssieurs dames ! Fait pas chaud, hein, un temps à pas mettre un s’dèfe dehors… Z’auriez pas une petite pièce ou deux pour m’dépanner ?
Seuls les plus bégueules osent résister à la demande de cette tronche burinée, cette voix de basse rocailleuse et ce sourire malicieux. Et les plus bégueules sont parfois très jolies.
Dans l’autre file, un peu en amont, deux mignonnes ronchonnent en s’encourageant mutuellement à ne pas céder au racket du clodo. Toutes mimis dans leurs habits de sortie, les deux pin-up attendent leur tour de taxe en regardant fixement ailleurs… Mais Jojo en a vu bien d’autres. Il s’approche des deux filles bras écartés façon cowboy et, toujours sur le même ton, démarre son laïus.
- B’soir mes d’moiselles ! Ça vous dirait pas… c’soir… pour changer... d'coucher toutes les deux avec moi ?
Fraction de seconde, puis éclat de rire général dans les deux files d’attente. Le temps pour Jojo de contourner les deux nanas, rouges comme des cerises, et de continuer sa quête initiatique.
- B’soir m’ssieurs dames ! Fait pas chaud, hein, un temps à pas mettre un s’dèfe dehors… Z’auriez pas une petite pièce ou deux pour m’dépanner ?
Inutile de dire que les portemonnaies s’ouvrent plus spontanément que jamais…
Tout en continuant à se marrer, Zog pose la question rituelle.
- Au fait, qu’est-ce qu’on va voir ?
- Ah ouais, c’est vrai. Qu’est-ce qu’y a ce soir ?
- Ben, j’sais pas, moi.
- Continue de faire la queue, j’vais voir, lui dis-je.
Et je le plante là, à la merci de Jojo le s’dèfe, pour remonter les deux files jusqu’au tableau d’affichage.
Cela peut paraitre curieux, mais nous allons si souvent au cinéma, que la plupart du temps nous choisissions le film au dernier moment et, aussi, un poil au hasard. Cela nous a permis de voir quelques merveilles venues d’ailleurs… et une quantité phé-no-mé-nale de navets !
Je suis plongé dans les dernières sorties, concentré sur les synopsis, quand retentit derrière moi un long et puissant grondement. Pour la musique, cela ressemble à peu près au cri de Tarzan, pour la voix, j’imagine assez bien un Pavarotti gargarisé au gravier, pour les paroles, cela débute sans contexte par mon prénom et mon nom : Pepitoaooo Reeeeshkkkkk ! Un temps d'arrêt... T'as pas cent baaaaaalles !!!!
Je fais un bond de surprise accompagné d’un demi-tour si éloquent, que plus personne dans les deux files n’ignore que c’est moi qui viens d’être ainsi apostrophé. Le temps de capter des dizaines de faces hilares en train de me dévisager et j’aperçois, en plein milieu du trottoir, mains sur les hanches et banane aux lèvres, mon Jojo tout content de son effet. A son coté, tellement secoué de rire qu’il a du mal à garder l’équilibre, le Zog se marre comme une baleine.
Pendant que j’avais le dos tourné, Jojo le clodo est venu le taxer. L’autre infâme, sans se démonter, lui a répondu.
- Moi j’ai rien, mais mon pote là-bas, il est plein aux as.
- Haaa, et comment ki s’appelle, ton pote ?
Vous connaissez la suite…
On a donné, mais moins que le prix des deux places de cinoche que nous sommes allés voir ensuite.
Pourtant, Jojo a été bien plus drôle que le film dont je n'ai aucun souvenir…
Pepito
Agla and Thomas VD !
Si seulement...
Si seulement
Le monde était moins moche
Soleil à ras-bord tous les jours
Les SDF mangeraient des brioches
Même les truands auraient un regard doux
Si seulement
Les guerres n'existaient plus
Les petits enfants mangeaient tous à leur faim
Les plus forts choyaient les plus fragiles
Les plus aimants leur apprenant à vivre
Si seulement
Tous les jours des fous rires
De la tendresse pour le fameux prochain
Des frères partout construiraient des merveilles
Des maisons pour leurs femmes
Des lits pour leurs amours
Je ne dis plus souvent si seulement
J’irai moi-même décrocher des étoiles
Pour que la lumière soit à la tombée du jour
Pour que la nuit toujours étende sur notre terre
Autant d'amours que de joie dans son ciel bleu
Aglaé
Méprises...
Méprises
Ma concierge déteste les Mongols. Chaque fois qu'elle en découvre un, elle s'arrange pour le faire venir dans sa loge et couic ! avec son cordon l'étrangle honnêtement... Les locataires ferment les yeux. Se mettre mal avec sa concierge présente de réels dangers. Jamais elle ne monte le courrier, Madame fouette d'autres chats... Pour ma part, je n'ose plus pénétrer chez elle, ça sent trop le Mongol... Je fais expédier mon courrier ailleurs.
Un soir pourtant elle m'interpela au passage :
- J'ai une lettre pour vous Monsieur Benoît !
Une lueur de triomphe passa dans ses yeux obliques.
- Vous êtes bien Monsieur Benoît n'est-ce pas ?
Depuis 15 ans que nous habitions la même maison, cette question me laissa rêveur...
- Entrez ! Entrez ! Monsieur Benoît, je ne sais plus où je l'ai mise cette lettre... Asseyez-vous... On va bien finir par la retrouver que diable...
Elle m'avança une chaise.
- Asseyez-vous Monsieur Benoît ! Voyons, où peut être la lettre de Monsieur Benoît ?... Monsieur Benoît, monsieur Benoît... Vous êtes bien Monsieur Benoît n'est-ce pas ?
- Mais enfin ! éclatais-je !!!!
Couic ! Trop tard, j'étais déjà étranglé. Elle m'avait pris pour un Mongol...
Quand à ce Monsieur Benoît, plus jamais il n'a donné de ses nouvelles...
René de Obaldia
Alphonse Allais... Allais !!!
Complainte amoureuse
Oui, dès l’instant que je vous vis,
Beauté féroce, vous me plûtes ;
De l’amour qu’en vos yeux je pris,
Sur-le-champ vous vous aperçûtes ;
Mais de quel air froid vous reçûtes
Tous les soins que pour vous je pris !
Combien de soupirs je rendis !
De quelle cruauté vous fûtes !
Et quel profond dédain vous eûtes
Pour les vœux que je vous offris !
En vain je priai, je gémis :
Dans votre dureté vous sûtes
Mépriser tout ce que je fis.
Même un jour je vous écrivis
Un billet tendre que vous lûtes,
Et je ne sais comment vous pûtes
De sang-froid voir ce que j’y mis.
Ah! fallait-il que je vous visse,
Fallait-il que vous me plussiez,
Qu’ingénument je vous le disse,
Qu’avec orgueil vous vous tussiez !
Fallait-il que je vous aimasse,
Que vous me désespérassiez,
Et qu’en vain je m’opiniâtrasse,
Et que je vous idolâtrasse
Pour que vous m’assassinassiez !
Alphonse Allais (1854-1905)
Aglaé et ses ours...
- La solitude ne s'improvise pas. Elle réclame beaucoup de logistique et des moyens conséquents. D'abord, il faut faire sauter les ponts.
Thomas
- Le grand âge m'a enfin donné la permission de laisser tomber les gens qui me rasent... reste pas grand monde, mais je tiens beaucoup à ce petit nombre.
Aglaé