Un article de Cavana..
Char1ie Hebdo
Jaune caca
avec rien dedans
J’ÉTAIS ALLÉ, pour faire plaisir à un ami, visiter une exposition consacrée à des oeuvres de peintres actuels. J'en ai consciencieusement fait le tour, m'arrêtant longuement devant chaque toile, attendant le jaillissement de plaisir qu'elle était censée faire naître en moi. Je l'attends encore. Je n'osais rien dire, je suis bien élevé, un caniche bien dressé. Je ne ressentais qu'ennui, répugnance, dégoût parfois. Surtout, stupéfaction qu'on puisse oser produire de telles insignifiances, de telles laideurs, qu'on puisse offrir cela à voir comme des merveilles de haut parage.
Cette incursion en des lieux que d'habitude je ne fréquente guère m'a fouetté l'indignation et fourni l'occasion de donner l'essor à un coup de sang que je retiens depuis trop longtemps.
Et voilà que j'apprends que le dénigrement de la peinture dite «moderne» est une spécialité de Le Pen et de ses séides, une des marchandises de leur fonds de commerce! Je vais donc être accusé de hurler avec les hyènes. Tant pis.
Là comme ailleurs, par exemple en ce qui concerne la défense des animaux, ce n'est pas parce que des extrémistes s'en sont emparés à des fins de démagogie politique que je vais changer d'avis ou m'abstenir d'ouvrir ma gueule. Ce n'est pas parce que Hitler, paraît-il, aimait son chien que je vais me mettre à détester le mien.
Et je vais vous dire. Quand les copains de Le Pen et de Mégret s'emparent d'un sujet, c'est que c'est un sujet juteux. Surtout s'il concerne quelque chose que tout le monde subit mais dont personne n'ose se plaindre, par peur d'avoir l'air con, out, béotien, vieux croûton oublié derrière une malle... Qui oserait dire que l'art «moderne» le déconcerte, lui paraît n'être qu'une vaste fumisterie? Qui? Personne à gauche, en tout cas. Très mal vu ! Gribouillage égale liberté, inspiration, transe sacrée, «créativité», que sais je... On a bien failli avoir un musée du tag (peut-être même l'a-t-on?).
Mais enfin, qu'est-ce que cet art qui n'est pas un plaisir intense et immédiat, une connivence entre l'artiste et le passant, un jaillissement spontané de bonheur? De bonheur pour tous, pour tout regard qui, par hasard, tombe dessus?
Qu'est-ce qu'un art qui nécessite explications, initiation, longue préparation «culturelle» du spectateur, un art qui prétend à l'intellectualité absconse, à je ne sais quelle allusion plus ou moins psychanalytique, à je ne sais quelle introspection réservée aux spécialistes du déchiffrement hiéroglyphique? Qu'est-ce que ces barbouillages sinistres, ces dégueulis de palette, ces laideurs même pas horribles, seulement navrantes, avec quoi je ne voudrais pour rien au monde me trouver face à face à mon réveil?
Non, je ne hurle pas à l'«art dégénéré», comme l'autre, celui à la moustache. Je dis roublardise, mystification, combines de marchands de tableaux, démission devant le fric et la facilité, terrorisme culturel, consensus de lâches. Je n'oppose pas à ces pauvretés cafardeuses un art idéal, comme Hitler opposait Arno Breker à ce qu'il appelait l'«art juif». Breker n'était qu'un flatteur docile, son «art» n'était que pompiérisme à la mode nazie, ses statues colossales des copies des dieux grecs revues et corrigées par une shampouineuse: épaules élargies, taille amincie... Hitler aimait ça. Ce qui ouvre des horizons!
Je me soucie peu de la mode en art. Seuls comptent les tempéraments. À toutes les époques, sous toutes les écoles, il s'est détaché des personnalités qui, bien que soumises à la mode, la transcendaient, s'en évadaient, faisaient éclater le moule, devenaient elles mêmes, enfin.
Nous vivons hélas un temps de conformisme servile, d'épate, d'abandon, de nullité prétentieuse couverte par un baratin jargonnesque de catalogue pour «élites».
Placé devant ces rébus, tu te sens tout con, tu te dis d'abord qu'il ne faut pas chercher à comprendre, surtout pas, l'art n'est pas affaire de réflexion mais de pure sensibilité, il faut faire le vide, s'abandonner tout à la sensation... Tu t'abandonnes, tu t'abandonnes tant que ça peut, tu n'es que sensibilité offerte, espérance grande ouverte à l'extase... Et que dalle! C'est moche et con, une fois pour toutes. Tu te dis alors que tu es indigne, que c'est trop haut pour toi, qu'il te manque les bases, ou le goût, ou le raffinement, que ces choses sont réservées à une élite...Tu te sens exclu, tu es humilié, et comme, autour de toi, dans la foule, on roucoule et se rengorge et commente et s'exclame et se recule et s'avance et glousse culturel, tu n'oses pas penser qu'on se fout de ta gueule, que le roi est nu, et que chacun de ces bonnes gens copie sur son voisin, et que tous récitent la page culturelle du Mondeou du Figaro.
Le plus navrant est de se dire que des artistes consciencieux ont passé leur vie à se «perfectionner» dans le gribouillis, honnêtement, durement, se conformant à je ne sais quels canons ignorés du profane. Tel rectangle jaune caca de quatre mètres carrés avec rien dedans est peut-être l'aboutissement glorieux de longues années de recherches et de déceptions. Si ce gars avait vécu cent ans plus tôt, il aurait fait dans le fauvisme, cent vingt ans dans l'impressionnisme, cent cinquante ans dans le pompier à péplum...
Non, je n'ai rien à proposer d'autre. Je suis le public. Je regarde, je constate. Je constate que je m'emmerde. Qu'on m'emmerde. Eh bien, ne regarde pas! C'est ce que je fais. D'autres apprécient, et aiment, et achètent. Grand bien leur fasse !
Ceux du FN, eux, sont constructifs. À l'art «dégénéré» ils opposent l'art sain, le réalisme de bon ton, le folklo bien de chez nous. Pour eux, si on en est là, c'est la faute aux négros, aux cosmopolites. Ils ne disent pas encore, pas tout haut, «aux youpins», mais le coeur y est. Voilà ce qui arrive quand certains sujets sont tabou. Ceux qui «osent dire tout haut ce que chacun pense tout bas» s'en attribuent le monopole, et chacun se dit «je le pensais mais n'osais le dire! Ils ont raison!», et chacun, charmé, emboîte le pas vers les conclusions menteuses.
Ne pas laisser aux démagogues le monopole des questions dérangeantes qu'ils exploiteront au bénéfice de leurs visées délirantes...
Qu'est-ce que je vais encore me faire engueuler!
CAVANNA