Pour Arielle...la suite d'Antonella...et pour les autres aussi, vieux jaloux!!!
Entre 20 et 40 ans, j’ai vécu dans une bulle. Un mariage et quatre naissances, désirées ou non, m’avaient enfermée dans une vie sans surprise. Et presque sans chagrin, quoique…au fil des années ; une monotonie, un ennui, une douleur larvée jamais avouée, m’avait éloignée de moi- même…J’étais, bon an, mal an devenue une mère de famille. Etant orpheline de mère depuis l’âge de six ans, je n’avais pas non plus d’aide, de conseil, ni même de modèle. Malgré de beaux enfants et un mari haut de gamme, je descendais gentiment une pente douce, tantôt asthénique, tantôt insomniaque, jusqu’au jour où mon ange gardien, moins coûteux qu’un psychanalyste, me susurra à l’oreille de judicieux conseils…me rappela « que j’avais un métier, infirmière, et que peut-être…en me remuant un peu les fesses….en en parlant autour de moi…en faisant garder les enfants… en suivant un stage de réadaptation…. »
Le mois suivant, dans un simple dispensaire de la Croix- Rouge, je réapprenais mon métier. Il y avait vingt ans que je n’avais pas fait une injection intra-veineuse. L’infirmier qui dirigeait le centre de soins, Monsieur Larchaume, avait un aspect et un caractère très protecteur, un mètre quatre vingt quatorze et cent vingt kilos. Il fut une mère pour moi, me guidant à chaque petite difficulté, m’aidant à surmonter mes peurs.
Un matin, Monsieur Larchaume est arrivé en disant : « Le poste d’infirmière à la prison du Havre est vacant. »
J’ai su tout de suite que ce poste était pour moi.
35 heures par semaine ( c’est une coïncidence !),un petit salaire versé par la Croix rouge qui serait mon patron.
Je fus seule à me présenter, fis la connaissance du directeur et des surveillants et entrai pour la première fois de ma vie dans une prison ; une maison d’arrêt où les détenus attendent leurs procès ou purge une peine de moins d’un an.
En trois ans, j’affrontai tout ce que ma vie un peu feutrée m’avait caché du monde. Non pas à la manière des faits divers dans la presse à sensation, mais par une permanence de la misère ordinaire, de la profonde déréliction de certains êtres, depuis la cruauté infligée à la cruauté subie, toute une humanité si abandonnée qu’on se demande si elle est encore coupable. J’ai approché des hommes très sympathiques et d’autres repoussants, c’était sans importance pour moi, j’étais là pour les voir, les soigner, les écouter quelques minutes, à quelques mètres d’un maton qui les attendait devant la porte ouverte de l’infirmerie.
Quelquefois j’ai senti les larmes me monter aux yeux mais il m’est arrivé souvent de rire. Ils avaient connu la faim, la drogue, la fauche, l’abandon, le vol, et dans leurs propos ce qui revenait le plus souvent, c’était : « Mon père disait…ma mère faisait… » et ils racontaient leur enfance…Ils m’ont fait des tours pendables : vol de médicaments pendant une seconde d’inattention de ma part, mensonges en tous genres, exhibitions dans le but de déstabiliser le flegme professionnel de leur soignante….J’ai recousu des poignets, procuré des livres scolaires avec la permission du chef, je me suis fait agresser par un paranoïaque qui était tombé amoureux. Heureusement l’administration qui ne manque pas d’humour involontaire m’avait munie d’un sifflet à roulettes. Je l’ai encore….Laissons le reste aux souvenirs….je voulais seulement vous raconter un changement de cap.
Je peux affirmer sans mentir qu’en poussant une porte de prison, la peur au ventre, un matin d’hiver en 1973,j’avais ouvert une grande fenêtre sur ma propre vie.
agla