Une histoire du Samovar !
Sur la route en sucre d'orge
La voiture roulait, dévorait gloutonnement la route en sucre d'orge rose. Sur le bas-côté, des cantonniers en habit blanc et nœud papillon faisaient la pause en mangeant des bonbons. D'autres sucraient la route aux endroits glissant à cause du verglas. Mais ce qu'ils faisaient ne servait à rien, car le soleil brillait ; et tout le monde sait bien que le verglas ne tient pas sur le sucre quand le soleil est trop brillant. Nais va, faut bien faire travailler les fonctionnaires...
Dans la plaine, les champs se côtoyaient où poussaient pêle-mêle de poèmes en prose, des poèmes en vers, des chansons à messages, des contes de rieurs, des petits livres roses, des romans d'espionnage, des histoires extraordinaires... Dans un jardin fort clôturé et bien gardé, on cultivait avec soin la popularité du président, et l'on mettait en bouteille le vent de sa renommée, pour le glisser dans les clairons, en période d'élections...
Sur les coteaux bien exposés au soleil, les fruits lourds de l'électricité pendaient au fil gris des poteaux, en fleurs de feu couleur vermeil, s'il n'y avait pas de court-circuit d'ici les vendanges, la récolte serait bonne, peut-être même trop bonne. La chose est étrange, mais plus y'en a, plus ça coûte cher. Et pourtant les électriculteurs vendront encore le kilowattheure à un prix de misère ; et quand ils en auront assez de presque le donner, ils foutront l'électricité dans l'air ; ce qui nous promet de belles étincelles...
La voiture roulait, dévorait gloutonnement la route en sucre d'orge rose.
Et le soleil brillait. Sur un petit nuage blanc, poussé pas le vent, le Bon Dieu regardait la terre un peu morose. A ses côtés, l'ange Gabriel, coiffé d'une auréole en sucre candi, candide Gabriel, battait des ailes, et regardait avec envie, la barbe de « notre père ». La barbe de son père, la barbe à papa. Il se prit à rêver qu'il était à la foire : « Demandez la barbe à papa, Demandez... » Mais la voix de « notre-père-qui-êtes-aux-cieux » l'éveilla en sursaut : « Gabriel, va dire à St-Pierre d'ouvrir le purgatoire, voila, un client. On en fera peut-être quelque chose. On en fera peut-être un angelot. »
Sur la terre en effet, la voiture qui, à l’instant, dévorait gloutonnement la route en sucre d’orge rose, venait de glisser sur une nappe de sirop d'érable gelé ; et par la fracture d'un crâne ouvert, une belle âme bien dodue venait de s’envoler. Mais tandis qu'elle allait son chemin vers les cieux, on vit apparaitre les cornes grises et la fourche terrible de Satan. Le Bon Dieu, rouge de colère, criait :
- Cette âme n’est pas pour ton trident !
- Pardon. Elle a péché par gourmandise. N'as-tu pas vu comme elle dévorait gloutonnement la route en sucre d'orge rose ?
Cela dit, le noir Satan emporta sous son bras la chose tant convoitée, à la barbe et au nez du Bon Dieu médusé.
Pour une faute voila donc le double tribut : l'existence perdue, et l'âme plongée au sein des éternels tourments.
Ah ! On ne le dira jamais assez : automobilistes, soyez prudents.
Hervé Baudouy