"SERIEUSEMENT" de Thomas Arfeuille
"Ce que j'apprécie chez mon chat c'est qu'il ne chasse pas les sourires"
Sérieusement.
Les gens sérieux ne manquent jamais d’humour. Lorsque Michel Jacob, notre chef de service, nous annonça solennellement que des machines nous remplaceraient bientôt, nous appréciâmes tous son penchant pour la dérision.
Ciel, des ordinateurs !
Ça alors ! Cette révolution ne manquerait pas de changer notre façon de travailler et nous allions envisager rapidement la fin de nos carrières ! Pour sûr ! Cela faisait seulement une quarantaine d’années que nous avions troqué nos machines à écrire contre des traitements de texte, et nous avions du mal à nous y habituer, peut-être
Ce bon vieux MJ nous distrairait toujours.
En tant que journalistes, nous nous bornions depuis longtemps, et la plupart du temps, à relayer sans prendre la peine de les analyser vraiment les annonces de l’Agence Univers Presse, que triaient et nous transmettaient imperturbablement des ordinateurs. Nous vivions dans un monde qui vouait un culte à l’instantanéité, et peut-être figurions-nous parmi les bâtisseurs de ce monde, parce qu’à une certaine époque, nous chassions tous le « scoop », l’information que nous pouvions diffuser quelques heures avant nos concurrents. Mais maintenant, l’Information devait circuler à la vitesse de la lumière, sinon il ne s’agissait plus « d’information », mais de « dissertation » voire de « roman ». Des vestiges littéraires d’un autre siècle, qui n’intéressaient plus personne. Nous devions être fluides comme le vent, futiles comme la mode, drôles comme des publicités, toujours tout sourire, insensibles, rapides comme des électrons. Semblables à des machines.
Nous continuions cependant à faire notre part de pénible travail humain, snobant l’informatique, et y mettions un point d’honneur ! : Sujets sérieux, sujets exceptionnels, sujets de fond (comme un championnat de surf à Hawaï, par exemple). Pour aborder ces sujets difficiles, rien ne pouvait remplacer un vrai journaliste, son intelligence biologique, sa plume, sa patte, son style, sa lenteur, les approximations de son style. C’était évident.
Alors, les inquiétudes de Mr Jacob, nous concernant ! Notre éventuel remplacement par des logiciels qui ne savaient même pas écrire leur prénom (vu qu’ils n’en avaient pas) ! Nous nous considérions comme des sortes de rock-stars que le public adulerait toujours et qui n’iraient jamais pointer au chômage.
D’ailleurs, Bernard Voisier, un collègue (un vieux schnock) dont la plume « sergent major », bien qu’émoussée (en raison de son ancienneté) restait alerte et bien trempée, écrivit aussitôt un article mordant à ce sujet, intitulé :
« JE NE CRAINS PAS MON ORDINATEUR ».
Ce pamphlet ridiculisait brillamment les peurs idiotes et récurrentes que d’aucuns éprouvaient à propos de l’intelligence artificielle qui - pure science-fiction - allait prendre inéluctablement le contrôle de nos sociétés décadentes. L’article eut du succès dans le monde entier, mais surtout rive droite de la Seine, à Paris, sur une bande de 50 cm de largeur.
*
Hélas, notre patron Michel Jacob était un homme vraiment sérieux, dont le principal tort était d’avoir souvent raison. Et les ordinateurs dont il parlait se révélèrent très différents de ceux de la génération précédente.
Bientôt, RX207, l’un des nouveaux scribes automatiques que l’on introduisit au Journal, se mit à pasticher assez fidèlement la prose ineffable de Jean Luc Malik qui, de dépit, en avala son nœud papillon. Puis, RX208 commença à imiter le style ampoulé (mais au lustre incomparable) de Philippe Rivière, dans un article sur « On n’a jamais compris quoi », c’était trop compliqué. Ensuite, RY106, un modèle très performant, fit des siennes en osant, à propos d’un article historique de Brian Higgins sur la découverte d’une épave de drakkar au large du Canada, paraphraser avec brio la logomachie légendaire de son auteur, lequel sombra immédiatement dans une mer d’alcool. Et je fus moi-même désarçonné lorsque mon RZ59, aussi sérieux qu’une crise de foie, me signifia sèchement qu’il souhaitait se passer de toute intrusion de ma part dans ses fichiers, parce que j’étais trop brouillon et parce que, de toute façon, je ne savais pas du tout écrire.
*
Avec du recul, je me dis que ces machines ne manquaient pas de jugeote. Nous fûmes tous rapidement licenciés. Nous étions des dinosaures.
Je profite aujourd’hui de la retraite en pêchant des truites et en me remémorant, de façon nostalgique, le temps passé et repassé. Eh oui qu’elle semble loin cette époque romantique où, jeunes pigistes, nous pouvions écrire, sans sourciller, ce genre de gros titre :
« La veille de son assassinat par décapitation, la femme sans tête s’était rendue chez le coiffeur ».
Ou encore :
« JO de Mexico : Bob Beamon bat le record du saut en longueur à 2300 mètres d’altitude ».
Thomas Arfeuille