Félicien Marceau... Elle (la femme)... deuxième partie...
Félicien Marceau
Deuxième partie
Elle (la femme)
Je la regardais. Et son regard s'est ouvert. Il y a sur les regards comme une couche brillante et dure, comme un mica, qui parfois se fêle, le regard cède, le regard s'ouvre et on sait que ça va, que c'est d'accord, un ange passe, monte le doux chant des noces. J'ai tendu un billet. Elle a touché sa nuque, sous ses cheveux roux. Et son sourire, lentement, a disparu. Puis, d'un mouvement vif, elle s'est retournée, elle est repartie. Ma voisine m'a regardé et elle a dit :
- Eh bien !
J'ai dit ce que disent les hommes dans ces cas là :
- Elle a un type, vous ne trouvez pas ?
Ma voisine était une habituée de l'île. Je me suis risqué :
- Qui est-ce ?
Ma voisine a pris de la hauteur.
- Comment voulez-vous que je le sache ?
Puis, dans un bel élan d'humanité :
- Une poule. Vraisemblablement.
Le lendemain, il m'a suffi de trois minutes de conversation avec un des garçons de la place : il m'a dit où elle habitait. J'ai pris une ruelle voûtée puis une autre qui montait et enfin un chemin entre les vignes. La chaleur était extravagante. Le soleil me dégringolait dessus comme une volée de pierres. Je portais un calot blanc, de marin américain. À gauche, puis à droite, la troisième maison. Le garçon de café m'avait bien expliqué, avec des torsions de paume et de poignet. Serait-elle seule ? A toutes fins utiles, je m'étais préparé un prétexte. J'étais censé chercher un certain Esposito. Un maçon. J'arrivais. C'était une maison basse, nulle mais fraîche, précédée d'un court jardin. Devant, dans le chemin, deux petites filles et un garçon jouaient à se poursuivre, la paume levée avec des gestes raides. Dans le désir, il y a presque toujours un moment de gravité, un silence, un blanc où l'on sent que les choses pourraient encore ne pas être et qu'elles vont être pourtant, glisser lentement et basculer. Pour moi, dans cette circonstance, le moment de recueillement, cela a été ces trois enfants qui me regardaient, immobiles, comme s'ils réfléchissaient à ma place. Moi, je ne réfléchissais pas. Le petit garçon était devant la barrière. Je l'ai pris par l'épaule, et je lui ai dit :
- Alors, tu me laisses passer ?
Il s'est écarté comme à regret, l'air de me désapprouver. À l'autre bout du jardin, la porte s'était ouverte. La femme était là. En rouge comme la veille mais un autre modèle, une marinière, d'un rouge moins vif… Elle était seule. Il y avait là une pièce dans la pénombre, comme immergée, les persiennes baissées, des rais de soleil partout. Sur le grand lit bas, son visage au-dessus du mien, la joue sur la main, comme la veille dans le restaurant, ce qui lui tirait l'œil, lui déformait la bouche, elle suivait du doigt sur ma poitrine les rais d'ombre. Nous avons un peu parlé. Très peu. Ma peau sur sa peau : il n'y avait rien à dire. Une fête mais rapide, les vraies fêtes, les plus pures, qui n'entrait, nous le savions bien, ni dans sa vie ni dans la mienne, une bouffée d'air, un geste libre, sans suite, sans lendemain, une fête volée, une fête dérobée aussitôt enfouie sous la terre, comme un trésor mais dont on n'a pas l'emploi, une petite lumière, déjà souvenir, déjà entrée dans le passé avant même d'avoir cessé d'être du présent.
- Tu reviendras ?
- Non. Je pars demain. Pour Paris.
... à suivre...