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VITDITS ET AGLAMIETTES
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Vous venez d'atterrir sur le blog d'AGLAMIETTES où sévissent Aglaé, Thomas et Dan.

Chez nous, vous trouverez des textes courts, des aphorismes pas toujours très sérieux, des réparties dites VD, ou « Vitdit » pas vraiment classiques, mais, autant que possible humoristiques.

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vitdits-ecran

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A bientôt !

28 juin 2011

Nicolas Veyron..."Les Casiers"...

 

abstrait_fondamental_14

 

- Je ne sais pas comment tu fais pour t'y retrouver. Moi, je ne peux plus.

Ce sont les dernières paroles qu'elle a prononcées. Elle avait déjà vidé ses casiers et chargé sa voiture. Nadine est sortie en tirant doucement la porte derrière elle. J'ai entendu ses pas descendre quelques marches, s'arrêter, puis remonter. J'ai rouvert la porte, elle pleurait. Elle a juste fouillé son sac et m'a tendu les clefs de l'appartement. Ensuite, elle a disparu.

Les deux clefs étaient réunies par un porte-clefs publicitaire que j'ai hésité à séparer du trousseau. J'ai finalement placé l'ensemble, porte-clefs compris, dans le casier « clefs ». Nadine était restée sept mois et quatre jours. Elle venait de craquer pour une bêtise, une broutille. Elle n'avait pas supporté de ne pouvoir mettre la main sur le thé. C'est pourtant elle qui l'avait choisi : elle devait bien savoir qu'il se trouvait à sa place, dans le casier « Earl Grey » ! Je me demandais si elle allait me manquer. Je verrais ça plus tard. Nous étions samedi, une montagne de tâches ménagères m'attendait, que j'entrepris de lister. J'attrapai une feuille dans le casier « papier 21 x 29,7 » et remarquai au passage que la voisine réserve de "papier hygiénique" avait besoin d'être réapprovisionnée, de même que celle du « papier fax ».

La veille j'avais mis en route une machine à laver, à transvaser dans le sèche-linge ; des courses s'imposaient, le réfrigérateur et de nombreux casiers étant vides ; je devais passer à la poste avant midi pour expédier quelques courriers écrits la veille ; un coup d'aspirateur s'imposait ; changer le lit était aussi une bonne idée, pour prévenir la montée de la mélancolie ; ma voiture réclamait une vidange ; enfin, une réorganisation générale des casiers s'avérait nécessaire. Nadine n'avait pas entièrement tort. A propos de Nadine, je devais également m'occuper d'elle pendant que son souvenir était encore frais.

J'avais noté :

- Machine à laver

- Courses

- Poste

- Aspirateur

- Lit

- Vidange

- Casiers

- Nadine

J'ordonnai rapidement ma liste et obtenais :

- Aspirateur

- Casiers

- Courses

- Lit

- Machine à laver

- Nadine

- Poste

- Vidange

A l'évidence, ça ne collait pas. J'allais rater la levée du courrier ; les casiers, surtout après le départ de Nadine, allaient demander du temps, peut-être le week-end entier. En outre je n'avais pas du tout l'esprit à démarrer la journée en passant l'aspirateur. Je réordonnai donc rapidement l'ensemble sur une nouvelle feuille définitive que je datai, en complétant par quelques indications qui me venaient à l'esprit :

- Carrefour (lister les besoins)

- Courrier

- Draps

- Entretien automobile

- Linge (lancer une nouvelle machine avec les draps)

- Poussière

- Réorganisation des casiers (noter les nouvelles orientations)

- Souvenirs de Nadine

Le programme était désormais cohérent. Je pris deux nouvelles feuilles, l'une pour le ravito, l'autre pour les nouvelles orientations de classement, et fis le tour de l'appartement, crayon en main. La liste pour Carrefour me prit moins de dix minutes. Il suffisait de survoler les casiers pour relever les besoins qui sautaient aux yeux. Je notai au passage quelques pistes pour ma nouvelle organisation de casiers. L'écart entre "bananes" et "oranges", était ennuyeux ; la lessive aurait tout de même logiquement trouvé sa place à côté de la machine à laver. Nadine n'avait pas eu tous les torts.

- Ampoules (1 x 40 W, 2 x 75 W)

- Après-shampooing

- Bananes

- Biscuits apéritifs

- Biscuits sucrés

- Cacahuètes

- Café moulu

- Carottes

- Cassoulet

- Cirage (fauve et noir)

- Citrons

- Confiture (framboise, orange)

- Congélateur (crêpes, noix Saint-Jacques, pizza)

- Crème cassis

- Enveloppes (format lettre)

- Essuie-tout

- Filtres à café

- Filtre à huile

- Huile (olive)

- Huile (20 X 40 multigrade)

- Lacets marrons 90 cm

- Lessive (couleur)

- Martini (rouge)

- Nescafé

- Oignons

- Olives (noires)

- Oranges

- Papier (fax)

- Papier (hygiénique)

- Pastis

- Réfrigérateur (beurre, courgettes, crème au chocolat, pâte-à-tarte, viande, yaourts)

- Rhum blanc

- Ruban adhésif

- Sacs aspirateur

- Sacs poubelles ( 50 litres )

- Shampooing

- Sucre (morceaux)

- Vin (rouge)

- Woolite

Je commence à bien comprendre la curieuse organisation du Carrefour le plus proche de chez moi, exclusivement conçue pour favoriser la consommation. Non pour satisfaire des besoins mais pour susciter des envies. L'ordonnancement alphabétique de mes listes me complique un peu la tâche et m'oblige bien à quelques allées et venues à travers les rayons, mais de moins en moins. À vrai dire, je préfère aller chez Leclerc, moins gigantesque et prétentieux. Mais ce samedi, j'avais besoin de faire mes courses avant le reste, ne serait-ce que pour trouver moins de monde. Le choix de Carrefour s'imposait donc. A moins d'inscrire « Centre Leclerc » plutôt que « Leclerc » ? Bonne idée, tiens, pour une prochaine fois.

Une fois dressée une liste alphabétique de mes occupations journalières, j'aime la suivre à la lettre. Je m'autorise évidemment des finasseries : je rédige de la manière qui m'arrange le mieux. Ainsi pour les courses, je peux écrire indifféremment « achats », « courses », « hypermarché », « intendance », « ravitaillement », ou tout simplement le nom du centre commercial dans lequel je vais me rendre. Il suffit de simplement prévoir, anticiper.

L'organisation des casiers est relativement lourde puisque tout changement entraîne des manutentions parfois pénibles - je le reconnais. Celle des journées en revanche est souple, puisqu'elle suit scrupuleusement une liste alphabétique. Rien de plus simple que de rédiger la liste en conséquence. Nadine n'a jamais compris ça. Pour les affaires amoureuses, par exemple, elle aurait voulu que seul l'instinct les orchestre. Moi je ne pouvais pas, j'avais une feuille de route à suivre. Selon les jours, et d'ailleurs en concertation avec elle, j'inscrivais « amour », « bagatelle », « baise », « câlin », « étreinte », « sexe », etc. La langue française est suffisamment riche, notamment dans ce domaine. Quand l'envie s'en manifestait, je trouvais toujours une place pour cette activité tout en respectant le bon ordre alphabétique. Une fois, nous avions programmé ensemble une journée particulièrement chargée et elle avait exprimé le désir que nous la clôturions en douceur. J'avais alors écrit « X » en bas de la page, ce qui l'avait profondément fâchée. Ce jour-là, le dernier point de la liste n'avait pas été honoré.

La journée se déroulait à merveille. J'avais expédié toutes mes corvées sans anicroche. J'avais seulement sorti du lave-linge quelques sous-vêtements féminins que je devrais expédier à leur propriétaire. En attendant, je pouvais me consacrer à ma passion : mes casiers.

Il y a quatre ans, à l'occasion d'un déménagement, j'ai entièrement repensé l'organisation de ma vie et agencé mon nouveau logement en conséquence. Il s'agissait à l'origine d'un vaste studio équipé d'une cuisine à l'américaine dissimulée derrière un bar, d'une salle de bain avec cabinet de toilettes, et d'une mezzanine prévue pour accueillir un lit. Un placard sous-évier fort peu accessible était le seul espace de rangement et j'étais assez démuni en mobilier. Surtout, je sortais d'une rupture mouvementée et n'aspirais qu'à l'ordre et au repos. L'idée des casiers a surgi une nuit. Le lendemain, j'ai griffonné des dizaines de plans. La semaine suivante, j'ai fait découper des panneaux de bois dans une grande surface de bricolage et me suis mis à l'ouvrage.

Tous les murs de mon logement sont recouverts de casiers. J'en ai actuellement mille huit cent soixante-seize, de différentes dimensions, mais tous modulables entre eux. Les plus grands, qui correspondent aux penderies, font 1,50 mètre de haut par 0,80 mètre de large et 0,60 mètre de profondeur ; les plus petits ont la hauteur d'un CD. À la cave sont stockés les éléments pour une centaine d'autres casiers, que je monte et démonte en fonction des mes besoins. Tous les objets que je possède sont classés par ordre alphabétique. Chaque chose s'est vue attribuer une place et se trouve à cette place. Il n'est pas besoin de placer des étiquettes, la logique alphabétique suffit.

Pour l'œil, le résultat est impressionnant. Pas un pouce de mur n'est visible. Les chants des casiers dessinent un quadrillage complexe, rempli de mille couleurs qui se fondent les unes dans les autres. Verre, plastique, métal, bois, étoffes, papier : la variété des matières et textures est immense. Les différentes formes des bouteilles, boîtes, tranches de livres ou de disques, appareils électroménagers, piles d'assiettes, fruits et légumes (ceux qui ne vont pas au réfrigérateur), vêtements soigneusement suspendus ou pliés, tout cela forme un univers complet, riche, ordonné, rassurant, serein. Le centre de la pièce ne comprend que deux tables — une haute et une basse — deux chaises et un canapé. Le lit est resté sur la mezzanine. À une époque où j'avais poussé ma logique à l'extrême, j'avais inséré ces quelques meubles entre les casiers muraux, chacun à sa place respective, mais je n'aimais pas dormir à proximité du lave-linge et du lave-vaisselle. Et puis, ce n'était pas plus bête d'occuper aussi l'ensemble de l'espace.

Régulièrement, donc, je réorganise mes casiers. En vivant avec Nadine, j'ai déjà mis beaucoup d'eau dans mon vin et multiplié les concessions. J'ai accepté le principe des rassemblements génériques, dans une certaine mesure. Elle n'a pas réussi à imposer une bibliothèque, tout de même, mais j'ai dû convenir que le rubriquage pouvait avoir du bon. Auparavant, Appolinaire se trouvait entre les ampoules et l'aspirateur, Tchekhov entre la tapette à mouches et les tee-shirts, Riel entre le réveil et le riz… Les livres sont désormais rassemblés par genres. Il sont actuellement seize, disséminés aux quatre coins de l'appartement : art, BD, bricolage, cuisine, décoration, dictionnaires, érotisme, histoire, littérature générale, philosophie, poésie, photo, religion, romans noirs, santé, théâtre. Au sein de chaque rubrique, bien sûr, l'alphabet s'impose. J'ai essayé une fois l'alphabet par titre mais me suis rabattu sur le classique alphabet par auteur, plus pratique à mémoriser.

Nadine écoutait beaucoup de musique, aussi. Comme c'était un peu son domaine, j'ai accepté de placer côte à côte l'ampli et la platine, pour lui simplifier la vie. Elle aurait voulu rapprocher tous les CD dans la même zone mais je suis resté ferme. Je l'ai seulement laissée créer quelque rubriques : chanson française, classique, pop, rock, etc.

Je décidai de profiter de son départ pour procéder à de nouveaux rubriquages. Ce serait une façon de lui rendre hommage. J'avais noté le matin de rassembler les fruits. L'inspection de leur état d'avancement en serait facilitée. J'allais aussi réunir les épices et les rapprocher de la gazinière, comme elle l'avait longtemps réclamé. Je devais surtout effacer les traces de sa présence. Son départ se matérialisait cruellement par des casiers vides, dont je mémorisais instantanément le contenu. Les casiers musicaux étaient désertiques, le trou à proximité de mes caleçons correspondait à ses culottes, celui qui côtoyait le jokari avait contenu ses jupes, les soutiens-gorge avaient abandonné le sirop pour la toux et les souvenirs.

Dans ce dernier casier, j'amassais des notes intimes sur ma vie amoureuse. J'avais déjà rempli quelques cahiers inspirés par les femmes que j'avais connues. Avant l'arrivée de Nadine, chaque cahier avait occupé une case distincte, correspondant au prénom de chaque belle, en compagnie des quelques objets qui lui étaient attachés. Mais Nadine ne supportait plus que des casiers entiers soient monopolisés par Chantal, Lucille ou Sylvie. J'avais alors rassemblé les cahiers dans le casier souvenirs.

Il était déjà tard, je décidai de reporter la fin de mon remue-ménage au lendemain. J'attrapai un cahier neuf, écrivis « Nadine » sur la couverture et me mis au travail.

- Je ne sais pas comment tu fais pour t'y retrouver. Moi, je ne peux plus.

Ce sont les dernières paroles qu'elle a prononcées. Nadine était restée sept mois et quatre jours. Elle n'avait pas tous les torts.

Nicolas Veyron

 

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Commentaires
J
Bonjour Hervé, <br /> <br /> <br /> <br /> Ma petite soeur, Emma fait du théâtre et vient de m'envoyer un message en me demandant des textes de papa car on lui a demandé d'amener un texte perso qui la touche. <br /> <br /> Je me suis donc mis à la recherche d'écrit de notre père et surprise, il y en a plein. posté par toi.<br /> <br /> Merci beaucoup, c'est précieux pour nous 4, ses enfants.<br /> <br /> <br /> <br /> On était tous réunis le 29 septembre dernier, il y a 10 ans pile poil qu'il nous a quitté.<br /> <br /> <br /> <br /> Si il y a d'autre textes, on veux bien!<br /> <br /> <br /> <br /> Merci, merci, merci!
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H
Ça fait du bien de se dire que, d'une certaine manière, il est encore avec nous.<br /> <br /> RV
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