Nicolas Veyron...'Histoire de fleur à la con...'...Quelle plume!!!
J'ai connu Michel il y a bien longtemps. Je traversais à l'époque une drôle de passe. Je suis entré dans sa boutique un jour, en fin d'après-midi. Je m'apprêtais à passer la soirée chez Prudence, une jeune femme bien mal nommée. "Des fleurs pour le dire" se trouvait à cinquante mètres de chez elle. Le fleuriste s'apprêtait à baisser le rideau quand je suis entré chez lui. Il m'a aidé avec une infinie patience à choisir un bouquet.
Je n'ai jamais été très fort, en fleurs. Les histoires de symbolique entre la fleur choisie et le sentiment à exprimer m'ont toujours emmerdé. Je me souvenais, à quinze ans, avoir marché le long d'une route de campagne avec une fille, Carine. On était en juillet, en plein après-midi. J'avais cueilli quelques fleurs jaunes sur le talus et les lui avais offertes. "Les fleurs jaunes sont les plus belles, avais-je décrété, parce que le jaune se marie bien avec le vert de la tige". On peut être un peu con, à quinze ans. J'avais précisé que les fleurs de champs sont aussi les plus belles parce qu'elles sont gratuites. J'avais ajouté que j'aimais également les coquelicots : "Rouge et vert, c'est beau aussi. Mais les coquelicots sont trop fragiles pour être cueillis". J'avais eu droit à un baiser et à passer la main dans son dos, sous son T-shirt.
Dans les villes, chez les fleuristes, même chez Michel, on ne trouve pas de fleurs des champs gratuites. Ce soir-là, j'avais finalement pris des oeillets de toutes les couleurs. J'aimais leur apparente fragilité. J'avais dit qu'il était inutile d'emballer mon bouquet et avais foncé rejoindre ma belle Prudence. J'avais eu droit à une nuit avec elle.
Le lendemain matin, j'étais repassé chez le fleuriste. Je soupçonnais que le scénario que j'avais préparé pour ma femme ne tenait pas trop la route. J'avais acheté douze roses rouges avec de belles épines. Cela convenait à mon humeur. Le fleuriste avait l'air soucieux en préparant le bouquet. En arrivant à la maison, j'avais eu droit à un faisage de gueule en règle.
Je pris l'habitude, quand j'allais voir Prudence, d'acheter des oeillets ou des anémones. Michel était agréable, à la fois chaleureux et discret. A plusieurs reprises, il nous vit passer devant sa boutique, bras-dessus bras-dessous, Prudence et moi. Il nous saluait en souriant. Un soir, ma femme et moi devions dîner chez des amis dans ce quartier de la ville. J'avais prévu une simple bouteille de pif, mais Hélène insista pour acheter des fleurs. Nous nous retrouvâmes chez "Des fleurs pour le dire". J'avais l'estomac noué pendant qu'elle choisissait de stupides fleurs exotiques. Michel fut aimable, et surtout fin : il fit celui qui ne me connaissait pas.
Sa boutique faisait partie d'une chaîne de livraison. Par téléphone ou minitel, j'eus recours plus d'une fois à ses services. J'envoyais bouquets ou plantes vertes à des clientes ou clients, une méthode infaillible pour faire pardonner ses retards. Une fois, je l'ai même utilisée avec succès auprès d'une dame de l'URSSAF. Evidemment, quand il s'agit d'une administration il est indispensable de connaître l'identité du destinataire. Sauf miracle, il n'y a aucun avantage à attendre à envoyer des fleurs à un destinataire anonyme.
Mes liens avec Michel se sont resserrés à l'époque de mon divorce avec Hélène. Je me souviens qu'un soir où nous buvions un coup dans son arrière-boutique, je m'étais effondré. Le lendemain, il avait envoyé de ma part un énorme bouquet à l'avocate de ma femme. Elle avait ramené sa cliente à des prétentions plus raisonnables.
L'hôpital était à deux pas de sa boutique. Quand ma mère y a fini sa vie, il y livrait tous les jours. Plus souvent que je n'y passais.
Quand Prudence m'a envoyé chier, j'ai voulu lui commander un cactus. Michel m'a juste traité de con. Je ne sais plus ce qu'il m'a dit sur la symbolique des fleurs. Il m'emmerdait.
Ma mère est morte, Prudence est partie au diable. Je n'avais plus rien à foutre dans ce quartier. J'ai perdu Michel de vue. C'est la vie... De toutes façons, je n'avais pas le coeur à acheter des fleurs.
Hier, je suis allé au cinoche dans une salle du centre ville. Le film était chinois, beau et chiant. Chiant mais beau, disons. Une histoire d'amour, triste, bien sûr. Le personnage principal était fabricant de bougies. Il avait sculpté pour sa chérie une énorme bougie en forme de bite, qu'il ne soufflait que lorsqu'ils se trouvaient ensemble. Ils baisaient dans le noir, donc. Lorsqu'ils étaient séparés, il allumait la mèche et frémissait en observant couler les gouttes de cire. La bite géante rétrécissait, forcément. Le héros avait cherché et trouvé un moyen de tricher en rallongeant la bougie par le bas, mais son amante avait découvert le subterfuge. Et de toute façon, elle était amoureuse d'un autre... Bref : baisé, le pauvre gars.
C'était la séance de 10 heures, il n'y avait pas un chat. Plusieurs personnes s'étaient tirées en cours de route, désespérant que l'histoire s'anime. Quand le générique a défilé sur l'écran, imbitable avec tous ces noms chinois, j'ai regardé autour de moi. Avant de le voir, j'ai senti tout d'un coup les vapeurs florales et j'ai su que Michel était là. Il était trois rangs devant, avec une femme aux cheveux longs qui portait un béret. Je regardai ma montre : il était minuit. Je me réjouissais à l'idée de boire un verre avec lui quand ils se levèrent. Je reconnus alors Prudence. La mal nommée. Pourquoi pas Rose ? Ou Violette ?
Cette nuit, j'ai rêvé à Carine. Je lui offrais des fleurs jaunes du talus en lui expliquant pourquoi elles étaient les plus belles. Quand je passais la main sous son T-shirt, il y avait un peu de sueur dans le creux de son dos. Elle fermait les yeux.
Nicolas Veyron