Oulipomiette spéciale ouiquenne...un régal!
Mon talent principal consiste à laisser passer les autres devant moi, qu’ils soient moyens, haut placés ou au plus bas du classement. A dégringoler aussi vite que possible afin d’être toujours le dernier. C’est un talent mixte. D’abord parce que ceux qui participent volontairement ou pas à ce déclassement sont autant de filles que de garçons, ensuite parce que le sexe ne change rien au caractère stupides des uns et des autres.
Un talent tellement humain.
Je suis le cancre de service.
Il a eu le célèbre cancre de Prévert, il y a eu Einstein parait-il, puis Toto, il y a même eu une foire aux cancres, il y a eu ma meilleure copine et maintenant il y a moi. Je serai cette année encore le plus grand cancre de l’école Bossuet au prochain trimestre, et j’aurai le plus beau bonnet d’âne dont un cancre qui se respecte puisse rêver.
Je suis le gamin le plus équilibré de l’école élémentaire, le plus serviable et le plus comique et mon travail consiste à être plus nul que les autres sans fabriquer d’adepte, le tout en gardant l’équilibre.
Tous les cancres doivent paraître idiot surtout s’ils ne le sont pas. Il ne faut pas faire comme Malraux ou Balzac ; ah ça non ! Ce sont des cancres ratés ; l’histoire en témoigne.
Descendre est plus facile que de monter c’est pourquoi il est reconnu par la majorité qu’il est plus facile de devenir un cancre que 1er de la classe. Il faut paraître le plus sot possible afin de ne pas semer le doute dans la cervelle de vos contemporains et pouvoir endosser la casquette du clown qui ne manque pas de faire rire ses camarades à chaque occasion. Cela demande une grande concentration.
Faire rire. Répondre faux aux questions du maitre mais avec un humour masqué par une niaiserie évidente, de telle manière que les autres soient persuadés que vous êtes né crétin, et tenir bon jusqu’à ce que la classe entière soit franchement convaincue que vous êtes irrécupérable.
Dans une vie de cancre il faut apprendre à anticiper les questions que l’on va vous poser afin d’en préparer des réponses concoctées aux petits oignons et de toujours surprendre et décontenancer celui qui l’a posé et qui s’est donné un mal de chien pour l’adapter à votre ineptie notoire.
Nos ainés sont arrivés avec des réputations difficiles à battre et quelques décennies plus tard, au top cinquante des meilleurs squatters de radiateurs, leurs petits enfants les surpassent, sauf que le chauffage au sol ayant supplanté les fameux radiateurs, ils ont du trouver des subterfuges pour perpétuer la fonction sans laquelle il manquerait à toute bonne histoire de guerre des boutons et autre un des piliers fondamentaux.
Mais heureusement il y a moi.
Etre un cancre digne de ce nom est un état qui exige un don absolu de soi-même ainsi qu’une exigence et une attention constante pour ne pas se trahir. Je périphrase à chaque interrogation ou sert l’air très sérieux « l’anus bis » au lieu « d’Anubis », « tous en camion » pour « Toutankhamon ». J’insuffisance à temps plein. Je me guimauve sur ma chaise tel un mollusque après une orgie de basilique, sans oublier d’émettre régulièrement des bâillements sonores complétés de quelques incongruités. Je change ma cartouche de préférence au beau milieu d’une dictée et pour cela il faut remarquablement calculer. Je souris de toutes mes dents bien blanches aux belles maitresses (aux moches aussi) et d’un sourire ébaubi aux maitres. Je casse la tête aux enseignants qui me trouvent nul mais qui s’arrachent les cheveux pour m’aider à progresser. Toutefois, certains d’entres eux font l’énorme erreur de me mettre dans un coin du fond de la classe pour tenter de m’oublier ce qui me laisse tout le loisir de distraire mes camarades à plein temps. Pour un instituteur je suis un désastre ambulant.
Prenez deux mauvais élèves à égalité de zéros pointés et de mauvaises réponses, dans la même classe, mettez-les à coté l’un de l’autre et bien c’est toujours moi le plus drôle mais aussi le plus mauvais de tous.
C’est congénital mais pas héréditaire (je dis ça à cause de mes parents les pauvres qui rigolent beaucoup moins que mes camarades) et mes copains aiment à se repasser mes pitreries en boucle et au centimètre près à la récrée ou le soir avant de se coucher.
Je me prépare la veille pour les questions qui nous seront posées le lendemain. Je ne dois pas avoir l’air indécis dans ma médiocrité et ne rien laisser au hasard. C’est un jeu qui impose beaucoup de préparation car je ne dois jamais être pris au dépourvu pour devenir le champion de la nullité surtout si je veux conserver mon auditoire.
Tout compte fait je me demande si je ne devrais pas faire carrière.
Un jour, je me suis imaginé en 1ere position du tableau d’honneur. J’avais du changer quatorze fois de cartouches en trois mois tant j’avais du, comme tout bon élève, noircir de papier pour remplir proprement et rigoureusement mes cahiers, mes exposés, mes brouillons. J’en avais perdu ma bonne humeur légendaire et attrapé des sueurs froides jusqu’au bout des doigts de pied.
Habituellement, quand je dors, je rêve de choses plutôt agréables. Là je travaillais en dormant, je révisais en mangeant, j’avais mal au poignet à force de noircir du papier, à la tête à force de relire mes cours, j’avais mal au ventre par peur de perdre ma place de premier car elle était très convoitée, je faisais beaucoup moins rire car je devais me tenir à carreaux pour montrer l’exemple, la moitié de mes amis ne me fréquentaient plus que pour fayoter ou recopier mes réponses.
Lorsqu’enfin je repris mes esprits je me suis senti libéré d’un poids horrible.
Non, la règle pour demeurer paisible, incorruptible et recevoir chaque année le prix de camaraderie est de conserver la place de cancre à laquelle je me suis habitué.
Et puis je songeais à tous ces moments de vrais repos que le privilège de n’être envié de personne m’offrait. Quel bonheur.
Vous êtes à l’abri des pressions que vos parents vous infligent dès qu’ils décèlent chez vous le moindre potentiel. Votre trajectoire est toute tracée, vous ferez un métier manuel et vous éviterez tous les desseins très ambitieux qui pourrissent la vie de ceux qui en sont les victimes. Bref, une vie idéale se présente à vous. Jusqu’à cette stupide faute d’inattention à cause de la laquelle un professeur, bienveillant parait- il, détecte chez vous un embryon d’intelligence. Fini le repos. Vous avez déjà perdu votre tranquillité et votre routine rassurante et réconfortante mais en plus une équipe d’adultes décident de muscler sans relâche le potentiel entrevu en vous et vous vous en prenez plein la gueule jusqu’à ce que vous trouviez enfin une nouvelle échappatoire. Quelle angoisse.