Hervé Baudouy...'Avez-vous le temps,'.....bonne lecture et bonsoir!
Vivre au bord de la mer, c'est profiter du meilleur de la vie.
C'est l'antichambre du paradis !
Surtout lorsque cette antichambre se situe au creux d'une calanque
discrète, au bord de la Méditerranée, non loin de la frontière espagnole.
Non, je ne vous dirai pas où elle se trouve !
Le tourisme prédateur et mercantile ne passera pas par là.
« Touche pas à ma calanque ! », aurait dit l'autre.
Là, tout n'est que calme, luxe et volupté.
Le luxe des couchers de soleil qui peignent la mer de tableaux mouvants, émouvants, fugaces et versatiles...
Le calme d'un village qui sait le prix de la discrétion...
La volupté d'une vie qui va de la terre à la mer, et de la mer à la terre ; où la beauté aride et nette des montagnes se mêle à la beauté caressante et fluide de la mer.
Le bord de mer est comme un territoire neutre, une zone d'embarquement
d'où l'on peut partir pour Cythère ou pour la Terre...
C'est là que je vis - ou plutôt que je profite de la vie... On prend son temps ; vivre n'y veut pas dire courir ; les rencontres imprévues y sont rares, et personne ne s'en plaint.
Et pourtant...
C'était l'été ; un été classique pour nous : chaud, calme,
Raisonnablement occupé entre la pêche, la sieste, la contemplation de la mer, l'apéritif... Rien d'anormal, rien d'inhabituel, rien d'alarmant...
Il devait être environ huit heures du soir (mais l'heure n'importe pas
vraiment, ici), et je faisais, comme chaque soir, ma promenade sur le
front de mer; il y a des habitudes qui sont des
petits bonheurs : flâner sur la plage, pieds nus, dans le clapotis de la marée qui se retire, cligner des yeux devant la danse scintillante du soleil qui se noie lentement, la brise amicale
qui vous chante aux oreilles ; remonter lentement l'escalier aux marches inégales, pour assister à la chute du rideau, la plongée incendiée dans l'horizon, et l'ombre qui gagne lentement...
... Sur le banc, non, sur *mon* banc...
On s'approprie toujours un peu les choses auxquelles on est habitué. Un
Banc de bois, tout simple, devant la mer, dont j'avais fait depuis des années mon observatoire pour attendre la nuit.
Les enfants avaient déserté la plage, les bateaux étaient sagement
rangés, chacun rentrait chez soi...
Je me dirigeais paresseusement vers mon banc, pour profiter de la
soirée...
Mais quelqu'un l'occupait déjà !
Je ne fus pas choqué par cette intrusion, non, mais un peu ennuyé.
On se définit souvent ainsi des domaines de tranquillité personnelle,
qui n'ont aucune frontière, aucune réalité, qui n'ont d'autonomie que celle acceptée par les autres, et qu'un rien vient briser, quelques pas, un geste...
Mais je n'étais pas propriétaire de ce banc, après tout ; la soirée était douce, et je pouvais m'accommoder d'une compagnie imprévue.
J'inclinais légèrement la tête vers l’homme, en guise de salut,
m'installait près de lui,
et me livrait sans retard à mon occupation vespérale favorite: regarder
la mer, déjà habillée d'ombre, avec son rideau de couleurs, d'est en ouest, suivant la position mouvante du soleil.
A l'ouest, la mer agitait des vagues dorées, semées d'ombres orangées.
Vers l'est, l'orange se fondait en bleuté, avec des nuances métalliques d'indigo - ou était-ce du magenta ?
Tableau unique, éternel et fragile, qui se décomposait et se recomposait de minute en minute.
Je ressentais comme la jalousie d'un peintre impuissant à simplement
imaginer un tel spectacle, un tel naturel inimitable.
Chaque vague semblait porter un éclat de soleil, comme une décoration
céleste, un joyau discret...La mer est une femme qui a toujours des
bijoux à se mettre...
C'est ce que je me disais, lorsque l'homme se tourna vers moi:
-Avez-vous le temps ?
A son accent, c'était un anglais, et sa traduction me fit sourire, bien
qu'il m'ait dérangé dans ma rêverie. Je regardai ma montre.
- Huit heures moins le quart.
- Non, je ne vous demande pas l'heure, mais si vous avez le temps ...
Je me tournai vers lui :un plaisantin ? un importun ? Je l'observai
attentivement.
Pour être imprévue, la rencontre l'était !
Surtout son accoutrement. Il portait une veste bleu-nuit, très élégante, avec un ruban à la boutonnière ( une décoration peut-être? ) ; un mouchoir de soie parfaitement plié dépassait de sa pochette. Une chemise blanche striée de fines rayures rouges...
Comme cravate, il portait un cordon noir texan, orné de glands dorés, du genre qu'on peut voir dans les films américains.
Mais...
Mais, en guise de pantalons, il portait de vieux pyjamas froissés et
sales. En les détaillant, je pouvais reconstituer ses menus de la semaine; des tâches de jaune d’œuf, des marques de café, des traces de confiture se suivaient ou se chevauchaient...
Les pyjamas étaient retenus à la taille par un bout de ficelle
effilochée. De vieilles pantoufles trouées enveloppaient vaille que vaille ses pieds nus; des mains blanches aux ongles courts ; environ 45 ans ? ...
Le bonhomme semblait vraiment bizarre, surtout dans ce décor, et à cette heure.
- Que voulez-vous dire : si j'ai le temps ? Le temps pour quoi faire ?
- Vous ne saisissez pas. Je ne vous demande pas de votre temps
(et il accentua fortement le mot "votre") . Je vous demande si vous
avez le Temps, avec une majuscule, celui de la quatrième dimension.
Je suis professeur de mathématiques et , bien entendu, je connaissais les travaux d'Einstein sur le temps considéré comme la quatrième dimension.
- Non, je ne l'ai pas ; personne ne peut "avoir" le Temps, ni une
partie, ni le tout.
- En êtes-vous sûr ? Oh! Permettez-moi de me présenter...
L'étrange personnage sortit un porte-cartes en cuir luxueux et ,
Fouillant dedans, en sortit une carte de visite qu'il me tendit.
Je la pris et lus :
"Georges-Frédéric Duval-Michant - Docteur en Philosophie et Psychologie.
Membre de l'Académie des Sciences.
Directeur de la Clinique S. Freud."
Puis une adresse, des numéros de téléphone, de fax, ainsi qu'une adresse courriel.
- Enchanté, dis-je, mensonge social de base.
Je ne voyais pas l'utilité de me présenter. J'ajoutai:
- Je n'ai qu'une conviction relative quant au Temps, puisque nous ne
savons pas exactement ce qu'il est, ni même s'il existe ou s'il est seulement un concept dû à notre imagination. Existe-t-il pour un chat, pour une pierre, pour une étoile ?...
Une sirène de police raya le silence qui nous entourait; mais elle se tut bientôt, en s'éloignant.
- Je peux vous assurer qu'il existe, reprit-il. Il commence au bord de
l'infini, et coule dans la direction de l'éternité . Quand les temptrons y parviennent, ils disparaissent dans un gigantesque trou noir – qui s'ouvre sur un autre univers, puis émerge par l'autre côté, atteignant l'entrée principale de l'infini.
A partir de là, ils recommencent leur mouvement perpétuel...
Cette conversation, sur ce sujet, en ce début de soirée tiède et doux,
me paraissait de plus en plus surréaliste.
Mais je voulais savoir jusqu'où irait cet étrange personnage...
- Qu'est-ce donc qu'un temptron? demandai-je. Je ne connais pas ce mot.
Votre théorie, un peu obscure pour moi, je dois le reconnaître, est
intéressante, bien qu'elle
contredise la théorie quantique. Mais il y a peut-être des découvertes,
des théories dont je ne suis pas au courant.
La recherche avance si vite...
- Le temptron est la plus petite partie du temps, l'ensemble de ces
temptrons constitue le Temps. Tout comme le photon est la plus petite
partie de la lumière, m'expliqua-t-il en souriant.
- Fascinant, vraiment, murmurai-je. Je me sens plus intelligent. Je
pensai que la plus petite partie du temps était la seconde, ou la
milli-seconde, ou même la nano-seconde, ainsi que nous l'utilisons dans les calculs de physique atomique.
- La seconde, ou la nano-seconde, ne sont que les unités de mesure du Temps, elles n'en sont pas les composants; tout comme l'électricité se mesure en ampères, mais se compose d'un flux d'électrons.
- Oui, je comprends mieux. Quand il n'y a pas d'électrons, il n'y a pas
d'électricité.
Que se passe-t-il en l'absence de temptrons ?
- C'est une questions fort pertinente !
Dans ce cas-là, nous sommes dans le Non-Temps. Alors, tout est possible, et le contraire de tout.
Dans le Non-Temps, nous trouvons une étrange population, c'est le refuge des Non-Etres.
Pour rendre l'explication plus claire, rappelez-vous que le Temps émerge au bord de l'infini. De là, il s'étend dans toutes les directions, en utilisant les 360 degrés du cercle,
et même de la sphère. Il arrive au bord de notre Univers, à la frontière duquel il atteint en même temps l'éternité.
- Vous avez utilisé l'expression "en même temps". N'est-ce-pas une
contradiction que de définir quelque chose par ses propres termes? Et que sont ces Non-Etres ?
- En l'occurrence, je peux utiliser le mot "temps" à nouveau, car le Temps n'est pas la même chose que lorsque je dis "en même temps" au sens "d'instant précis", donc mesuré.
Pour ce qui est des Non-Etres, ils se composent des molécules négatives de l'anti-matière; ils n'existent pas, ils sont virtuels.
Tous les humains et les animaux qui ne sont pas encore nés, toutes les
plantes qui n'ont pas encore été plantées, attendent là, derrière le rideau glorieux de l'Univers, dans la Virtualité.
Les temptrons en réserve sont accumulés dans un autre endroit, sous lequel se trouve un trou noir; dans ce trou noir sont stockés les vieux temptrons inutiles, puisque rien ne se crée, que rien ne se perd, ou ne s'annihile...
Comme vous le savez, depuis le Big-Bang, l'Univers, notre Univers est en expansion.
Le Temps a donc besoin de plus en plus de temptrons pour emplir l'espace nouveau créé par cette expansion.. Cet endroit est le Fournisseur de Temptrons...
J'essayai de mettre de l'ordre dans toutes ces théories, lorsque le silence fut à nouveau brisé par le son hideux d'une sirène de police; la voiture se rapprochait; la sirène se faisait de plus en plus forte et énervante. Puis une sirène d'ambulance donna la réplique à celle de la police.
- Il est déplorable que les autorités polluent un silence aussi beau ,
remarquai-je.
- Il y a peut-être un incendie, ou quelque autre évènement malencontreux...
Très rapidement, la voiture de police et l'ambulance débouchèrent sur le front de mer; ils s'arrêtèrent juste derrière notre banc; deux policiers et quatre infirmiers s'approchèrent.
Un des infirmiers dit avec un sourire:
- Bonsoir , Professeur. Voulez-vous venir avec nous, à la soirée de Gala ?
- Bien sûr, mon ami, avec plaisir, répondit immédiatement mon voisin, qui se tourna vers moi:
- Ca a été une conversation très agréable. Au revoir.
Il se leva et rejoignit les infirmiers qui l'encadrèrent jusqu'à
l'ambulance.
Je me tournai vers un des policiers.
- Mais que se passe-t-il exactement ?
- Vous allez bien ? Il ne vous a fait aucun mal ?
- Tu vois bien que non, intervint l'autre policier, qui m'expliqua:
- C'est un patient, doux et calme, de la Clinique ; il ne ferait pas de mal à une mouche. Il parle tout seul, toute la journée; et quand il est fatigué de son monologue, il joue du violon.
- Que faisait-il ici ?
- Pendant le contrôle de l'après-midi, il est resté quelques minutes sans surveillance; il s'est glissé dans le bureau du Directeur. Là, il a enfilé une chemise et une veste et s'est faufilé dehors.
La Direction nous alerté : nous le cherchions depuis trois heures...
- Qui est-ce ?
- Un musicien. Il travaillait à l'Hôtel Méditerranée, jusqu'à ce malheur qui l'a frappé; sa femme est partie avec le pianiste. Depuis, il n'est plus lui-même... Bonsoir, monsieur...
... Et je restai seul, sur mon banc, devant la mer, avec le Non-Temps, les temptrons, et la compagnie amicale et silencieuse des Non-Etres...
Hervé