"QU'est-ce que je vous sers?" Nicolas Veyron
Ses sentiments sur l'heure du rendez-vous étaient mitigés. Elle avait proposé 18h30, après son travail donc. Il avait gaspillé l'après-midi à des occupations insuffisamment passionnantes pour canaliser ses pensées sur autre chose qu'elle. Il ne la connaissait pas, ou si peu. Des échanges sur écran, une brève conversation téléphonique. Et un premier rendez-vous physique. Le premier ou le dernier, d'ailleurs : comment savoir ?
18h30 au café de la Paix. Encore une heure à tuer. Il errait dans les rues en formant des cercles concentriques autour du bistrot. Drôle d'horaire. Ce n'est plus l'après-midi, pas encore la soirée. Ils allaient pouvoir prendre un verre et s'en tenir là. Ou encore dîner ensemble dans la foulée. Ce serait selon. Lui était en tout cas disponible. Mais à supposer qu'elle le soit aussi, en auraient-ils seulement l'envie, l'un comme l'autre ?
Il poussa la porte du café à 18h15. L'endroit était animé. En signe de reconnaissance, il avait indiqué qu'il porterait un duffle-coat vert. Elle avait ri et dit "Moi un duffle-coat bleu". Après s'être assuré qu'il était bien le premier, il choisit une table pour la vue d'ensemble qu'elle lui offrait et s'assit sur la banquette.
"Qu'est-ce que je vous sers ?" La serveuse était une jolie brune en jupe noire et tablier blanc. "J'attends quelqu'un, s'excusa-t-il. Elle ne devrait pas tarder". La fille dit "Très bien, vous me ferez signe" et pivota.
Il alluma une cigarette, regarda sa montre à nouveau. 18h18. Est-ce qu'il n'aurait pas dû se prendre un premier verre ? Non. Il était plus délicat de l'attendre. Qu'est-ce qu'il allait boire, d'ailleurs, à cette heure entre chien et loup ?
Un demi ? Il regarda autour de lui. Les trois quarts des hommes présents buvaient de la bière. Il y avait là des étudiants, des types en costard qui sortaient du bureau. Au bar, des gars du bâtiment en bleu de travail. Il sourit intérieurement en pensant que l'haleine à la bière n'était pas le meilleur des aphrodisiaques.
Un café ? Non, pas à cette heure-ci, sûrement pas. Sinon, il était cuit pour ne pas fermer l'¦il avant le milieu de la nuit. Et où serait-il au milieu de la nuit ? S'il devait être encore éveillé, que ce ne soit pas seul et désorienté par les effets de la caféine.
Il se posa la question de savoir ce qu'il prendrait s'il était seul, et non tel qu'il était, angoissé à attendre une femme. Question idiote ! Il serait chez lui et non pas au bistrot... Au bar, une voix sonore réclama un pastis. Il regarda sa montre :18h 26. Mais non, ce n'était pas l'heure qui était incongrue, mais plutôt la saison. Un pastis en février...
En réalité, il savait qu'il avait envie d'un scotch. Il savait aussi qu'il n'en commanderait pas, parce qu'il avait horreur de ces ridicules portions de deux centilitres servies dans les bars. Il y trempait à peine ses lèvres que ne restaient déjà que les glaçons. Demander d'emblée un double scotch ? Non. Non, pas lors d'une première rencontre.
Un ti punch alors ? Même à 18h30, elle pourrait ne pas le classer comme un poivrot fini qui a besoin de son coup de fort au coucher du soleil. Le ti punch, ça vous a un côté exotique qui séduit même les femmes. Curieusement... Oui, pourquoi pas un ti punch ?
En même temps, il savait bien que si ça ne dépendait que de lui, il prendrait tout bêtement un verre de rouge. Ou deux, ou trois. Un bon bordeaux, ça n'a jamais fait de mal à personne et tout le monde peut apprécier. Bonne idée le ballon de rouge...
Sa montre indiquait 18h32. Et s'il prenait tout simplement la même chose qu'elle ? Non. Elle risquait de prendre un thé qui ne serait pas un bon thé mais un truc en sachet. Ou alors, pour peu qu'elle se sente à l'heure de l'apéro, elle choisirait quelque chose comme un Martini. Mauvais plan. Idiot.
"Bonjour, vous êtes bien celui que je suppose ?" Elle portait un duffle-coat bleu. Elle s'assit en face de lui. Elle souriait, elle était séduisante. Il s'en voulut de ne pas l'avoir vue entrer. La serveuse arrivait déjà : "Qu'est-ce que je vous sers ?" Il regarda la jeune femme qui ôtait son manteau, hocha les sourcils. Elle lui rendit la même mimique. Il leva la tête vers la serveuse et dit : "Les couilles, s'il-vous-plaît, mais pas trop fort". La jeune fille ouvrit de grand yeux, la jeune femme rit. "Excusez-moi", dit-il en riant. "Je ne comprends pas", dit la serveuse. "Ce n'est pas grave, c'est de ma faute", marmonna-t-il.
"Qu'est-ce que je vous sers ?" répéta la serveuse ? "Eh bien moi, je prendrai comme Monsieur", dit la jeune femme. Elle le regardait dans les yeux : "Qu'est-ce qui vous ferait plaisir ?" Il eut envie de dire qu'il aurait plaisir à l'embrasser, tout simplement. En se tournant vers la serveuse il dit pourtant : "Un ballon de rouge. Vous avez du bordeaux ?" Elle répondit que oui. La jeune femme dit "Bonne idée : la même chose".
Il se dit "Ouf..."