Extrait d'un entretien avec Emil Cioran...
CIORAN
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fond, avec l’âge, tout s’épuise, même le cynisme. Je n’ai
pas dépassé le cynisme, comme attitude théorique, je ne l’ai pas
dépassé. Mais on le dépasse sur le plan affectif. Tout s’use. Je
n’ai aucune raison de revenir sur ce que j’ai écrit. Dire : je
me suis trompé, les choses dans le fond ne sont pas si terribles que
ça... Non. Mais les choses qu’on a exprimées, on n’y croit un
peu moins. Pourquoi ? Elles se détachent de vous. En ce sens, le
fait d’écrire – c’est connu, tout le monde le dit – est une
sorte de profanation, parce que les choses auxquelles vous croyez
intégralement, à partir du moment où vous les avez dites, elles
comptent moins.
Ce qui m’a sauvé, c’est l’idée
de suicide. Sans l’idée de suicide je me serais sûrement tué. Ce
qui m’a permis de vivre, c’est que j’avais ce recours, toujours
en vue. Vraiment, sans cette idée je n’aurais pas pu supporter la
vie. L’impression d’être coincé ici, par je ne sais quoi. Pour
moi, l’idée de suicide est toujours liée à l’idée de liberté.
J’ai remarqué que, dans la vie, il y a très peu d’êtres qui
ont compris. Vous pouvez rencontrer de très grands écrivains qui
n’ont rien compris, des gens qui ont énormément de talent, qui ne
valent rien. Au contraire, vous pouvez rencontrer quelqu’un dans la
rue, dans un bistrot, qui a eu une révélation : c’est un homme
qui a approfondi, qui s’est frotté au grand problème.
Le fait de vivre est une chose si extraordinaire,
justement, quand on a vu les choses telles qu’elles sont, que cette
vie, qui est totalement dépréciée, disons dans l’œuvre
théorique, elle paraît extraordinaire sur le plan pratique. Vivre
contre l’évidence : chaque moment devient une sorte
d’héroïsme.
La connaissance, poussée jusqu’au bout,
peut être dangereuse, et malsaine, parce que la vie est supportable
uniquement parce qu’on ne va pas jusqu’au bout. Une entreprise
n’est possible que si on a un minimum d’illusions. La lucidité
complète, c’est le néant. Je ne suis pas nihiliste, je ne suis
rien, vous savez. C’est difficile à dire. Je suis sûrement un
négateur, mais même la négation, ce n’est pas une négation
abstraite, un exercice ; c’est une négation qui est viscérale,
qui est donc affirmation, malgré tout, c’est une explosion. Est-ce
qu’une gifle est une négation ? Donner une gifle, c’est une
affirmation. Ce que je fais, ce sont des négations qui sont des
gifles, donc des affirmations.
... Traduit en langage
ordinaire, un texte philosophique se vide étrangement. C'est une
épreuve à laquelle il faudrait les soumettre tous. La fascination
qu'exerce le langage explique à mon sens le succès de Heidegger.
Manipulateur sans pareil, il possède un véritable génie verbal
qu'il pousse cependant trop loin, il accorde au langage une
importance vertigineuse. C'est précisément cet excès qui éveilla
mes doutes, alors qu'en 1932 je lisais Sein und Zeit. La vanité d'un
tel exercice me sauta aux yeux. Il m'a semblé qu'on cherchait à me
duper avec des mots. Je dois remercier Heidegger d'être parvenu, par
sa prodigieuse inventivité verbale, à m'ouvrir les yeux. J'ai vu ce
qu'il fallait à tout prix éviter.
On peut dire que la
philosophie est, dans le fond, dissociée ( de la réalité ) ; elle
est devenu une activité en soi. Qu'est ce que cela signifie ?
Qu'avant même d'avoir abordé un problème, elle prend la parole, et
croit de la sorte dire quelque chose sur la réalité mais à mon
sens, ce n'est pas la bonne voie ; elle peut-être extrêmement
dangereuse. C'est pour cela que je crois qu'en philosophie, il n'est
pas nécessaire d'inventer sans cesse des des mots nouveaux, des
termes techniques. Nietzshe n'a pas créé de mot, ce qui n'a pas
amoindri son oeuvre. Tout au contraire : cette technicisation est le
grand danger de la philosophie universitaire , et c'est ce qui
l'éloigne des choses.
Au fond, plus rien ne signifie
quelque chose pour moi, je vis sans avenir. L'avenir est pour moi
exclu à tous égards ; quand au passé, c'est vraiment un autre
monde. Je ne vis pas à proprement parler hors du temps, mais je vis
comme un homme arrêté, métaphysiquement et non historiquement
parlant. Il n'y a pour moi aucune issue parce qu'il n'y a aucun sens
à ce qu'il ait une issue. Je vis ainsi dans une sorte de présent
éternel sans but, et je ne suis pas malheureux d'être sans but.