REMINISCENCES...
REMINISCENCES
Souvenirs d’Edgard Vadet
rédigés par sa femme.
En dégustant à midi les grosses cancales pleines d'eau que notre fille Anne avait apportées, Doudou s'est embarqué sur des souvenirs très anciens, avec une mémoire étonnante.
Souvenirs plus ou moins tous maritimes puisqu'il s'agit de son père Edmond, marin depuis son inscription aux affaires maritimes, à 16 ans en 1913... J'ai encore le papier. C'est dire qu'il avait navigué à la voile à travers le monde, bien avant l'époque des souvenirs de Doudou.
Il avait acheté « La Pauline » au Havre, gros bateau de pêche, et avec deux marins il chalutait en baie de Seine, le plus souvent, mais on allait parfois plus loin, jusqu'à Barfleur, à l'ouest, côté Cotentin, et aussi jusqu'en baie de Somme, de l'autre côté des méridiens, à l'est. Chalutage de l'époque, sur le côté du bateau, et non à l'arrière comme on fait maintenant.
Cette mer de notre région est merveilleusement poissonneuse. Á la bonne saison, il pêchait de la coquille Saint-Jacques avec des gros « filets » métalliques qu'on voit ici sur les quais du Havre en Hiver.
Á l'âge de six ans, votre père et sa mère, votre grand-mère, embarquent sur La Pauline quand le temps et le travail à bord le permet.
Déjà, quand il était bébé, ses parents chargeaient le landau et l'enfant à bord du chalutier. Ça, on lui a raconté bien entendu !
***
- Tu connaissais les marins ?
- Oui. L'un s'appelait Gros Louis et l'autre Le Moko, arrivé au havre après un mariage bizarre à Marseille. Je les voyais le Dimanche de temps en temps au bistro de la rue Bazin dans le quartier Notre Dame. C'est là que mon père réglait les comptes de ses deux marins... Quatre parts de l'argent gagné en semaine : Une part pour chaque homme, deux pour le patron et la quatrième pour le bateau... Il fallait bien entretenir le navire et régler la note du Fuel... Tous ces détails, je les tiens de ma mère.
- Tu étais fier d'être avec eux ?
- J'étais surtout sage pour avoir la limonade super délicieuse qui m'était octroyée à chaque fois !
- Sur le bateau, tu faisais quoi ?
- Pas grand-chose, mais j'étais heureux et quand j'étais fatigué, je descendais les quelques marches qui conduisaient du roof à la cale où quatre couchettes étaient aménagées et je pionçais comme un loir. Le soir La Pauline était amarrée dans le Bassin du Roy, le plus ancien des bassins du Havre. Il fallait d'abord franchir la petite écluse du Pont Notre Dame... Tu te souviens de la chanson de Mac Orlan ?
« Mon Dieu ram'nez moi, dans ma belle enfance,
Quartier Saint François au Bassin du Roy »
- Oui bien sûr ! le pont est devenu le Pont Paul Denis, que tu connaissais bien. Médecin ORL, déporté, pendant la guerre.
- C'est ça. Les bateaux de pêche mouillaient dans le Bassin du Roy et les plaisanciers trônaient dans le Bassin du Commerce au centre ville ; c'était plus chic. D'autres encore arrivaient un peu plus loin à « l'Attente de Southampton » et pendant toutes ces années, je me demandais où était la tente !!!
- C'était plutôt en été ?
- Oui, et s’il y avait des maquereaux qui sautaient pas loin, on me confectionnait une fausse ligne avec des bouts de papier argenté le long du fil pour attirer le poisson, mais je n'ai jamais rien pêché. Le papier, c'était celui qui enveloppait la tablette de chocolat.
- Tu m'as raconté autre chose au sujet des maquereaux.
- Oui. Mon père cuisinait une magnifique matelote au vin rouge... Les poissons d'une fraîcheur inégalée étaient lavés à l'eau de mer, bien entendu. Ma mère, excellente cuisinière, saluait ce talent. On ne mangeait pas toujours bien à bord des bateaux de cette époque. Je ne me souviens pas de l'avoir goûté, mais j'ai encore en moi la bonne odeur du plat. Par contre, si la pêche avait rapporté deux ou trois Pieds de Cheval, de grosses huîtres sauvages, c'était pour moi. Ouverts et découpés en bouchées. J'adorais déjà les huîtres, même ces grosses-là qui sont très goûtées... On avait l'impression de boire la mer elle-même. On ne les vendait pas... ni les petits homards dits criquets. C'était interdit et on n'en parlait pas. Je les trouvais mignons et délicieux.
- Ton père les ouvrait comment ?
- Sous son pied. Avec un marteau qui enfonçait une lame de couteau costaud entre fond et couvercle. Je ne le quittais pas des yeux, tu penses... Finalement j'en mangeais très peu, mais le souvenir est vivace.
- Tout ce poisson et ces crustacés pêchés, que devenaient-ils une fois débarqués ?
- C'était le travail de ma mère, et papa rentrait se coucher. Elle se faisait aider par un copain et elle emportait tout à la Criée... La pêche était divisée par lots dont le crieur désignait le prix. Comme il connaissait mes parents il disait souvent « adjugé » au moment où ma mère lui faisait un petit signe convenu... Je n'étais pas là car la criée ouvrait à quatre heures du matin. On m'a raconté tout ça bien après.
- C'est un bonheur de partager ces souvenirs avec toi aujourd'hui.
***
- La suite de ces années-là fut plus difficile… Mon père mourut à 53 ans d'un cancer du pancréas, laissant ma mère seule avec son petit garçon. « La Pauline » fut vendue et elle devînt la patronne réputée de la seule belle poissonnerie du Havre à l'époque.
- C'est à dire avant la guerre en 39 ?
- OUI... et les bombardements de 1944 réduisirent la poissonnerie et l'appartement en poussière. Nous fûmes dehors, sans un sou, pas même une petite cuillère... Bien entourée malgré tout, ma mère fît l'acquisition d’un moche petit bistro du centre ville avec l'espoir que ça marchera assez pour que je puisse continuer mes études... Elle servît, jour après jour, des verres de vin rouge qui lui donnaient des nausées... Les dockers vinrent nombreux et aimèrent cette jeune veuve un peu autoritaire mais chaleureuse comme… une mère !
- Tu as fini tes études à Paris ?
- Oui !
- Á 23 ans quand je t'ai rencontré tu passais un dernier examen.
- Oui !
- Les médecins de ta génération pensent que, si tu avais un peu de temps et d’argent, tu parviendrais au niveau d'un interne à Paris ?
- Oui !
- Je n'en doute pas en te voyant encore soigner tout le monde autour de toi, à 94 ans bientôt.
- DEDE, arrête tes conneries… Tu exagères toujours…
Aglaé Vadet
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Notes de l’auteur :
- Plus jeune, il avait acheté d'occasion, un bateau plus petit qui se nommait « La Belle Poule » comme celui qui ramena à Paris les cendres de Napoléon. Un admirateur sans doute. Mais on ne débaptise pas un bateau, c'est bien connu !
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- Matelote de Maquereaux au vin rouge :
Dans une cocotte, faire bien revenir 2 oignons
Singer et mouiller avec du vin rouge
Couvrir et cuire 20 minutes
Sel et poivre
Enfoncer un peu les maquereaux dans le jus
Cuisson 10 minutes
Servir bien chaud dans la cocotte avec du persil plat.