Pierre Coppens...Traversée de Bruxelles après l'attentat...""Lux in tenebris""
La lampe est une création de Pierre Coppens
Plus de métro. Alors, le matin, je me compose un petit itinéraire avec deux trams pour partir au boulot. Ça ne m'a pas l'air si mal : sept minutes à pied pour rejoindre le premier tram et le second doit me déposer juste devant mon gagne-beefsteak. Je remarque depuis deux jours, c'est très net, que les gens sont inhabituellement aimables et prévenants les uns envers les autres. Ils se sourient, se cèdent leur place, sont extrêmement polis, s'entraident, se partagent les meilleurs tuyaux pour gagner trois minutes. Après débriefing, gros problème quand même : j'ai mis deux heures trente pour parvenir à destination, soit à une vitesse moyenne de 2,8 km/h.
Je change donc de stratégie pour le soir : avec mon pote Google Maps, on s'invente un itinéraire à pinces coupant à travers la moitié de la ville. Sept bornes et je serai chez moi. C'est pas la meilleure moitié, dit-on. J'ai imprimé la liste des rues à parcourir, mais pas la carte. Ça devrait aller.
Je prends d'abord par le Palais de Justice et son esplanade, de laquelle on aperçoit à l'horizon la basilique de Koekelberg signalant un point remarquable pas trop loin de chez moi. C'est quand même pas la porte à côté ! Je voudrais bien le faire à vol d'oiseau, mais j'ai pas d'ailes. Je prends l'ascenseur pour descendre dans les Marolles. Déjà, une rue que je trouve pas. Je demande à une dame. Elle me répond très gentiment, veut absolument m'aider, mais elle connaît pas non plus. Elle est tout à fait désolée, elle me dit ça avec des mots maladroits et un accent qu'est pas le mien. Je la remercie en flamand. On se souhaite bon courage et la bonne soirée.
Je déconne un peu, mais je finis par trouver mon chemin. Ensuite, je traverserai les communes d'Anderlecht et de Molenbeek. Le début, ça va. La fin, ça ira aussi, mais je me paume plusieurs fois vers le milieu. Le milieu, sur plusieurs bornes, c'est exclusivement des rues plantées d'oliviers et d'amandiers. C'est en tous cas comme ça que je les imagine parmi leurs habitants. À un coin d'une rue, j'apostrophe un petit gars frisé. Il est aussi désolé que mon premier indicateur, mais me suggère de demander au gars devant les légumes. Je lui signale que je veux pas le déranger pendant qu'il est au téléphone. C'est pas grave, qu'il me fait. L'épicier, qui a aperçu le manège, arrache son oreillette et se dirige vers moi : je peux vous aider ? Je veux bien, mais il peut pas. Il appelle un pote de dedans le commerce. Il est frisé aussi, celui-là, et plus basané encore que les deux autres. Ils se mettent à plusieurs pour me mettre sur la bonne route et me souhaitent la bonne soirée. Si ça continue comme ça, elle va être vraiment bonne, ma soirée.
J'ai pas fait deux rues que je me paume à nouveau. Je me demande même si je le fais pas un peu exprès. À un feu rouge, j'appelle à l'aide. Ils sont trois, à présent, à me ceinturer. Les deux types se disputent pour le coup de main, mais c'est la dame qui emporte l'affaire. Elle va dans la même direction, on va faire ça ensemble. Elle est sapée d'un vêtement très seyant mais rigolo quand même, violet liseré de broderie dorée, d'un seul tenant la coiffant jusqu'à mi-chevelure. En traversant le canal, elle veut connaître mon avis sur la situation. Je sais pas quoi lui dire. Elle ne reconnaît plus son pays, celui où elle était si bien. Moi non plus. Elle y est depuis septante-quatre et ses vingt ans. Moi, depuis soixante-huit et ma naissance. Pas beaucoup de différence, en somme. Elle y est venue avec son mari, sans doute par train et bateau. Moi, je suis tombé là comme ça, largué par la cigogne. On ralentit, on s'arrête pour mieux se voir. On redémarre et on arrive devant chez elle. Elle me demande si ça ira pour la suite. Bien sûr que ça ira. Je sais très bien où je suis, mais je voulais pas le lui dire. Je lui demande si ça ira aussi pour la suite, pour elle. Mais je suis arrivé chez moi, qu'elle me dit. Je lui réponds que je sais. Elle comprend et me sourit. Je sais pas si je peux oser, les habitudes, la culture, tout ça, mais je me permets l'audace : j'aimerais lui faire la bise. Elle veut bien et on se souhaite la bonne soirée. Après, c'est la chaussée de Gand, le château du Karreveld, la fin de Molenbeek, le début de Koekelberg et puis Ganshoren, la bonne soirée et Inch'Allah.
Je suis parvenu chez moi les jambes lourdes et le cœur léger.
STONY