JE............
« Je pense donc je suis »
ou
« Je est un autre » ?
« Je pense, donc je suis »… méfions-nous des évidences, car ce sophisme, admit de tous, n'est qu'un leurre, un miroir aux alouettes. Dès lors que « je » pense, paradoxalement, « je » n'agit plus, « je » n'existe plus, comment dans ce cas « je » peut-il « être » ? Penser n'est pas à proprement parler un acte existentiel, dans le sens de projection dans le monde, bien au contraire, il est du domaine de la méditation pure.
« Je pense donc je suis », je suis quoi ? je suis qui ? « je » est quoi ?, « je » est qui ?… rien, s'il se limite à cette simple prise de conscience de la présence d'un « je ». Prise de conscience absurde puisque à peine prononcé ce « je » m'échappe, me fuis pour devenir autre. Le poète est plus lucide que le philosophe : « je est un autre », il ne peut donc être en se contentant de penser.
Il n'existe aucun « je » immuable, absolu comme semble le revendiquer Descartes à l'aide de sa formule lapidaire qui, en fait, ne prouve strictement rien. Penser nous renvoie au néant, ou plus justement à un jeu subtil, machiavélique et surtout infini de consciences, un vaste couloir peuplé de miroirs qui raisonne des échos moqueurs d'un « je » qui ne cesse d'en exiger un autre pour être…
Et Rimbaud d'ajouter : « vite ! ayons plusieurs vies ». Nous sommes tous des schizophrènes qui s'ignorent ! Autrement dit, plus je pense, moins je suis, mais plus j'existe - plus je sors de la tanière rassurante et confortable d'un moi inaccessible, plus je suis. En me projetant sur le monde, en m'engageant, en devenant un individu en situation, je suis…
Nous sommes loin de la sinécure de Descartes : « je pense donc je suis », voilà, je suis satisfait, je n'ai plus rien à prouver, le monde peut s'écrouler et après moi le déluge… Hé ! non, ce n'est pas si simple. Être est un dur labeur, qui, à l'image de Sisyphe, exige un éternel recommencement, car dès que je crois « être », cette certitude s'évanouit avec sa conscience. La cause de cet acharnement réside dans le néant. L'homme marche sur un terrain qu'il lui faut bâtir à chacun de ses pas… Point d'alternative, nul repos, devant lui un précipice, derrière ? ce n'est guère mieux, car ce qu'il a été n'est plus. L'homme est sans trêve en situation instable, « en sursis » dirait Sartre.
« Je est un autre » dans le sens où « je » se fabrique à chaque seconde, selon des engagements, des choix, des actes qui décideront de ce que « je » sera. D'un autre côté, ce néant qui nous empêche de souffler est paradoxalement porteur d'espoir puisqu'il n'enferme pas l'individu dans la geôle de la fatalité. Je peux avoir été une ordure dans le passé et devenir un héros dans l'avenir. En effet ne vaut-il pas mieux « être condamné à être libre », pour reprendre la célèbre formule de Sartre, que condamné à être tout court ?… En ce sens tout m'est permis, puisque aucun déterminisme ne m'emprisonne dans un personnage auquel je ne pourrais jamais échapper. Ce néant est sans cesse une seconde chance qui m'est offerte et cela jusqu'à ma mort. De plus cette idée dissipe toute croyance en un Dieu quel qu'il soit (n'en déplaise une fois de plus à Descartes) : je suis seul responsable de mon destin, de ce que je suis, de ce je serai, de ce que j'ai été, jamais le même si je le choisis.
« J'existe, donc je « est »… serait la formule la plus proche de notre condition. Il est inutile de considérer le moi hors du monde, pure perte de temps qui conduit inéluctablement au vertige d'un néant entêté et exigeant qui n'aura de cesse que de vous arracher à vous-même.
Certains « existent » sans en avoir conscience, question d'habitude. Tels des pantins ils avancent sans savoir qu'ils comblent un néant toujours aux aguets. Ceux-là jouent leur rôle avec un sérieux à la limite de l'obscénité. Ils se prétendent « nécessaires » à la société, n'ayant nullement conscience de jouer. Quand ils disent « je », cela s'apparente plus à un « on » anonyme. Nulle angoisse existentielle ne vient ternir leur horizon de gens satisfaits. Ils ne pensent pas, ils existent à la façon des pierres, des arbres, des chaises. Ils ne conçoivent pas leur condition comme ne pouvant ne pas être, comme une contingence pourtant si évidente pour l'homme lucide. Leur vie est toute tracée de la première aube à la dernière nuit sans la moindre menace de remise en question. Exister sans la « conscience du précipice » n'est pas être, ces hommes ne sont que l'ombre d'eux-mêmes tout en se prenant pour les enseignes les plus illuminées de la société qui soient…
L'homme qui se sait libre à peur mais il sait bien que c'est en cette peur même que réside son être.
« Je est un autre », mais autrui ne me fait pas forcément tel que je suis, tel que je voudrais être.
Qui suis-je au juste ? Ce que les autres voient de moi, ou ce que je sens être en moi ?
Mais en moi je ne suis rien ; sans acte, sans projection hors de moi, je ne suis RIEN, alors, dépendrais-je des autres qui me regardent agir mais qui ne me verront jamais penser ?…
Si je choisis d'être président de la République, cet « autre » que j'incarnerais comment sera-t-il perçu de moi ? Je suis président parce que j'agis comme un président, mes gestes seront pris comme analogons, mais qu'en est-il de moi ? Rien sans cela…
D'un côté j'ai conscience du rôle que j'ai choisi de jouer et ce rôle fait que je suis, mais si c'est un rôle, ce « je » se sépare de moi puisque justement c'est un rôle que « je » joue !
Je suis ma propre fuite et pourtant je suis…
Dan