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VITDITS ET AGLAMIETTES
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Vous venez d'atterrir sur le blog d'AGLAMIETTES où sévissent Aglaé, Thomas et Dan.

Chez nous, vous trouverez des textes courts, des aphorismes pas toujours très sérieux, des réparties dites VD, ou « Vitdit » pas vraiment classiques, mais, autant que possible humoristiques.

Laissez-nous un commentaire si vous avez le temps et l'envie.

Les commentaires sont accessibles sous chaque post de nos auteurs.

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vitdits-ecran

Participez sous la rubrique : « Le Plumard » réservée à nos amis et invités.

A bientôt !

21 décembre 2014

Hervé Baudouy dont je retrouve ce texte!!!!Le Temps Perdu!!!

 

 ombres

 

  

LE TEMPS PERDU

  

 

Encore un mois d'août torride et moite.
C'est l'anniversaire de Jack Baker, le jour de sa mort aussi. Il s'éveille à l'aube, alarmé par le chant des oiseaux et le soleil orange qui brûle le papier peint fané de l'autre côté de son lit…
"C'est mon anniversaire", se souvient-il. "Soixante-seize ans aujourd'hui. Où sont-il passés ?".
Il quitte péniblement son lit. Debout dans ses pyjamas rayés, près de la fenêtre, il regarde le jardin. En ce moment, ce ne sont que désherbage, mal de dos, et attente. Les roses brûlent déjà dans le soleil. Les clématites résonnent comme de jeunes enfants papillonnant autour de leur mère. Le chien du voisin aboie. Un chat escalade une grande verrière et retombe de l'autre côté, à l'ombre d'un pommier, observant des moineaux anxieux dans le premier soleil. Sous le pigeonnier brisé, une souris joue avec un quignon de pain sec. La dernière étoile se dissout dans l'aube qui vibre. La chaleur envahit cette journée déjà essoufflée.

 

Jack Baker, assis dans la cuisine. Le silence. La maison retient son souffle autour de lui. La main repousse des miettes de pain grillées sur la nappe en plastique. L'horloge sur la commode cliquette nerveusement, et la boîte aux lettres claque. Jack marche jusqu'à la porte et revient avec des factures et des dépliants publicitaires qui promettent des soldes ou des vacances à l'étranger. Jack n'a jamais quitté la région, jamais traversé la mer. Ses yeux fatigués examinent les enveloppes tendues à bout de bras. Il n'y a pas de cartes d'anniversaire... qui se soucierait de lui ?
De retour à la cuisine-refuge, il glisse un couteau dans les enveloppes et jette un coup d'œil sur leur contenu. C'est mieux que rien. Même si il est en retard pour l'électricité. Au moins, ils lui écrivent.
Le soleil glisse paresseusement sur la théière ébréchée ; Jack se ressert une tasse. Il s'assoit et se souvient des anniversaires anciens… Des gâteaux, des fêtes et tous ces vieux amis, morts depuis longtemps, pour l'entourer. Hier… quand ?

 

"Le temps ne s'arrête pas", dit-il a haute voix. Il se parle souvent à lui-même, maintenant. Qui d'autre l'écouterait ? Dans le couloir, l'horloge carillonne . Jack se lève, et se prépare à affronter la journée.
Il allume la radio. Les informations assaillent son âme. Le monde est jonché d'enfants morts et de misère. Les mauvaises nouvelles cascadent, alors que les publicités claironnent des images vaines. Le monde est fou et cruel. Il change de station, des voix étrangères l'agressent, hargneuses, violentes. Puis Mozart s'éveille, et la journée est sauvée par Chérubin.
Jack s'habille, la canne, le chapeau. La porte. Il vérifie les fenêtres.
Tout est en sécurité. La nuit, quand la maison dit son âge en craquant, Jack rêve de cambrioleurs et tremble. Quel monde… Jack ouvre la porte ; Ellen Kelly est là, debout, souriante comme un soleil.

- Joyeux anniversaire, Jack.

Jack n'est plus étonné ; il lui sourit, et soupire, car Ellen n'est pas là.

- Ellen ?, murmure-t-il.

Ellen Kelly, 14 ans la semaine dernière. Il la voit souvent ces derniers temps. Elle marchait derrière lui quand il allait à la bibliothèque hier ; et quand il s'est assis dans Carolyn Park pour se reposer. Elle était là, dans l'ombre d'un arbre, et l'attendait.

- Je n'ai pas oublié, dit Ellen.
- Je sais, je sais
- Veux-tu qu'on aille jouer ?
- Je ne peux pas, Ellen, tu es morte.

Le soleil glisse le long de la rue et Ellen s'évanouit comme une ombre étonnée.

- Pauvre Ellen, murmure Jack

 

Jack a évité le supermarché. C'est trop compliqué. Des gens tristes aux caisses, pressés de rentrer chez eux. Des enfants asmathiques. Des bébés hurlant des désirs urgents. De jeunes hommes chauves poussant des caddies, des anneaux aux oreilles et des yeux inquiétants. Ne pas regarder en arrière. Des jeunes filles insatiables. Des jeunes femmes pressées, des fumées d'échappement. Épuisant, les supermarchés. Trop grands. Trop modernes. Trop solitaires pour Jack. Il se rend dans des petits magasins, bavarde avec des gens familiers, achète des œufs, du lait et du pain frais.
Devant le Solde-Tout, Mme Langley le salue de la tête.

- Comment ça va ?, demanda-t-elle, en regardant les aubaines dans la vitrine.
- Très bien, Dieu merci. Et vous ?
- Parfaitement bien.

La vie est un long tissu cousu de mensonges.
Jack rentre chez lui par les rues chaudes. Il est assis dans son fauteuil à bascule sur la véranda, face à la route. Il entend l'horloge cadencer 10 heures et voit se profiler la longue journée paresseuse, comme une terrifiante éternité. La terreur de 10 heures, sans rien à faire ; et dehors, les filles courent au soleil, les mains pleines de temps… Des pieds nus, des T-shirts moulants, des shorts au ras de l'indécence. Des promesses qui courent…

 

Jack a horreur de ce moment-là.
Déjà trop chaud pour travailler au jardin, et rien pour s'occuper l'esprit avant de préparer le déjeuner. Quelque chose de léger pour traverser la longue après-midi qui s'étirera comme une route déserte ne menant nulle part.
Jack essaye de lire, mais même derrière des lunettes, les mots ne sont que gribouillages hostiles.


- Ellen, murmure-t-il, et ce nom danse dans sa tête …
- Ellen Kelly, Kelly Ellen, Kellen Nelly

Il joue avec le nom ; ses yeux se ferment ; son esprit flotte dans un rêve, et il entend, au loin, la cloche résonner.
Il ouvre grand la porte et Ellen est là, quinze ans, adorable, habillée de soleil comme un matin miraculeux… Ellen Kelly, débordante de féminité et de bonheur enfantin.

- Tu veux aller jouer ?

Derrière lui, dans le couloir sombre, un fantôme : sa mère, souriante :

- Il doit faire des courses pour moi, Ellen.

Jack, seize ans, entre deux femmes, heureux comme un adolescent tout neuf.

- Je vais t'accompagner, dit Ellen. Nous ferons les courses ensemble. D'accord ?

Maman est d'accord. Elle aime bien Ellen, la fille que ses cheveux blancs regrettent.

 

Jack et Ellen marchent sur la route. Maman à la porte, fait des signes de la main ; elle attend qu'ils aient disparu, toujours inquiète pour les traversées de route, les inconnus, les maladies bizarres, tuberculose, rougeole, toutes…

 

Jack et Ellen, la tête dans le soleil, rapprochés par l'affection, parlent, rient, couple isolé du monde. Amoureux. Les cheveux noirs d'Ellen dansent autour de ses fines oreilles. Ellen, tranquille et sûre.

 

Au retour, ils ont pris un raccourci à travers les bois de Longwood, un long raccourci.
Ils parlent toujours…Leurs mots glissent comme un duvet caressant dans le chaud silence papillonnant. Dans l'ombre verte et profonde, ils s'arrêtent, et s'embrassent parmi les fougères, innocemment. Ils s'embrassent ainsi pendant des années…

 

La vie, les vacances d'été jusqu'à dix-sept ans…

 

Jack va à la ville avec son père - un voyage d'affaires. Une très belle ville, la Cathédrale et l'Hôtel Métropole. Dîner fin, cravate et cigares. Gin-tonic avec une rondelle de citron. A présent, la ville se confond avec le gin-tonic-citron dans la mémoire fatiguée de Jack.
Citron amer…

 

Jack avec les amis de son père. Une réception colorée d'une légère odeur de sexe. Papa part tôt avec un ami. Papa ne se sent qu'à moitié marié. Un geste de la main, la permission de pécher. Un oiseau sur la branche…

 

Jack danse jusqu'à l'aube avec des colliers et des perles. Dans sa chambre, elle dit que ses parents sont sortis, et Jack n'est pas sobre…

- Laisse-moi te coucher, dit-il, en apprenant les règles du jeu et quand tricher.

 

…Ellen de mes seize ans, le parfum de l'amour et des roses…

 

Cette fille a vingt ans, du gin dans la tête, des perles aux oreilles, des pierres dans le cœur. Elle transpire la richesse.
Jack tombe en elle et se fait dévorer…

 

… Ellen, douceur de seize ans, lui a tout donné, mais Jack voulait plus…

 

La blonde est venue le chercher, avec la neige, poursuivant Jack qui grandissait. Du sang sur la neige.
Ellen, dix-sept ans, rejetée comme un jouet, cassée, inutile…

 

- Tu ne veux plus de moi ?
- Non…

 

Des larmes sur les lèvres mordues au sang ; des yeux rouges de chagrin, l'âme déchirée. Adieu, Ellen.

 

- Non, je ne veux plus de toi !

Encore. Jack, brave et sans appel, cruel comme l'hiver…

 

Ellen, abandonnée, qui attend tranquillement qu'il grandisse…

 

L'année suivante, il a emmené la fille aux perles en vacances. Il n 'a même pas dit au-revoir à Ellen, dix-huit ans, solitaire, les poumons malades, le cœur noir d'amour.
L'innocence d'Ellen est comme des pétales soufflés sur l'herbe, dansant dans le vent.

 

Des couronnes d'épines pour l'innocence d'Ellen, des voiles de larmes.
Ellen est malade…

 

Au retour de Jack, sa mère l'accueille, les doigts noués, les joues humides.

 

- Pauvre Ellen… murmure Maman.

Respect pour les morts.
Jack grandit.
Immédiatement.
Trop tard…

 

Le sang noir d'Ellen sur ses lèvres blêmes.
Les fleurs sur sa tombe, gelées.
Les feuilles d'automne l'enterrent une seconde fois. Plus de baisers.
Ellen… dix-neuf ans… qui n'aura jamais vingt ans…
Maman derrière le cercueil, dans sa propre tombe maternelle. Et la pluie, à jamais après ça….

 

…L'horloge se répète, lamentable et infatigable…

 

Jack se débat dans un rêve où il dit son nom, dans l'ombre qui écoute.

 

- Ellen ?

 

Les ombres noires et pointues, silencieuses comme des lèvres mortes. Des lèvres de marbre. Le marbre de la tombe. Des fleurs, de la mousse… Des souvenirs qui hantent ses nuits d'aujourd'hui…

 

Jack frissonne et s'avance au soleil, près de la fenêtre. Il frotte l'une contre l'autre ses mains aux veines épaisses.

Il prie ?

 

Puis Jack prépare son déjeuner. Tomates et jambon . Il rêvasse la longue soirée, à moitié vivant.
Plus tard, il s'assoit au jardin, et regarde le soleil couchant qui chante ses couleurs…
Des merles et des moineaux …
L'horloge, dans le couloir, égrène douze pulsations…
La nuit descend, chaude et ennuyée…

 

…Entrer dans le lit vide. Jack éteint la lampe, et des ombres argentées glissent sur le papier peint à fleurs. Les étoiles regardent son visage gris.

Une chaude lune d'Août entre par la fenêtre ouverte, douce comme le silence, les feuilles de cerisier et le sourire d'Ellen. Le même sourire, heureux et triste, d'Ellen, debout près de son lit.
Fidèle Ellen, qui attend…

 

- Tu veux de moi, maintenant ?
- Oui.
- Tu es sûr ?
- Je peux jouer, maintenant, Ellen. Si tu veux. Je suis, enfin, vraiment mort.
- Je suis contente.

 

Jack se lève, abandonne ses soixante-seize ans entre les draps. Il prend Ellen dans ses bras ; glissant sur un rayon lunaire, tous deux s'élancent comme des comètes dans l'éternité.
A jamais.

 

Hervé Baudouy

(Illustration de Tim Noble et Sue Webster)

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Commentaires
D
Ha mais c'est à moi de te dire merci !<br /> <br /> Figure-toi que j'ai relu cette histoire plusieurs fois.<br /> <br /> <br /> <br /> Je songe à tout ce "temps perdu" qui me renvoie à ce que je vis actuellement avec une femme (sauf qu'elle n'est pas malade), une femme que j'aime trop au point de la faire fuir...<br /> <br /> <br /> <br /> Et tu écris "ça" terriblement bien !<br /> <br /> <br /> <br /> Dan
Répondre
D
Texte envoûtant...<br /> <br /> <br /> <br /> Danou zému
Répondre
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