Brautigan..."Ciel Bleu"...pour Lô particulièrement...
La question véritable : comment ai-je pu ?
La vraie réponse : si j'ai agi sans y regarder à deux fois, c'est parce que Dieu sait pourquoi la chose m'a paru naturelle, par ce que je me suis dit que c'était ça qu'il fallait faire, et sans regret encore.
Il avait travaillé à son puzzle trois jours entiers. Il s'agissait d'un mille pièces où une fois tous les morceaux assemblés on était censé découvrir un paysage de bateaux dans un port avec plein de ciel bleu par-dessus.
Et c'est ce ciel bleu qui bientôt fit problème.
Tout le reste se monta comme prévu et heure après heure, morceau après morceau, le port et ses bateaux firent leur entrée en scène.
À la fin des fins, il fallut en venir au ciel bleu.
Du ciel bleu il y en avait plein, sauf qu'en dehors de son bleu, c'est un plein qui était vide : pour le terminer il fallait encore utiliser des centaines de pièces. Sur lesquelles mon ami médita toute une soirée, longuement et lentement.
Fièrement les morceaux refusaient de donner forme à quoi que ce soit : tout fut dit et il abandonna.
En disant:
-
Du ciel bleu, y a plus rien d'autre. Pas un nuage, rien pour m'aider. Partout c'est du ciel bleu :I' n'y a que ça. J'arrête.
Sur quoi il alla se coucher et passa une nuit agitée.
Le lendemain, il ne toucha pas à son puzzle qui, à à quatre vingt pour cent terminé resta là étalé sur la table de la salle à manger. Et dire que c'est à peine s'il lui manquait encore deux cent pièces. Au-dessus du port, - c'était un port bourré de bateaux -, béait un énorme trou de la couleur de la table. Ça faisait biizarre. C'était comme si le chien des Baskerville s'était assis sur la table. Comme si lui, mon ami, refusait même de le voir.
Au début de la soirée il s'installa dans un rocking-chair dans la pièce de devant et jeta un coup d'oeil à la salle à manger : le puzzle était toujours là, assis sur la table à se lécher les griffes.
-
J'arrête, j'arrête dit-il enfin, au bout d'un long moment de silence. J'arriverai jamais à le finir. Le ciel bleu, c'est pas possible.
Sans dire un mot j'allai chercher l'aspirateur et le branchai. Il me regarda faire sans broncher. Resta muet absolument lorsqu'après m'être saisi du grand suceur, je fis disparaître le puzzle de la table. Tout y passa, morceau après morceau, tout : le port, ses bateaux et son ciel bleu inachevé, il n'en resta rien. Une fois la dernière pièce avalée la table était rase : enfin.
Je débranchai l'aspirateur et l'emportai au loin avec son puzzle dans le ventre.
Lorsque je revins, il consentit à rompre le silence qu'il avait gardé depuis le début des opérations.
-
Non, dans ce puzzle, il y avait quand même beaucoup trop de ciel, voilà.
Dit-il.
Richard Brautigan