Une vieille miette: "Y a des jours..."
C’était en février, un
mercredi .A peine avais je posé le pied à terre qu’un parfum de
catastrophe flottait déjà dans la maison. Personne n’était de
bonne humeur, la femme de ménage avait oublié la baguette du petit
déjeuner, il tombait une pluie tellement serrée qu’il faisait
presque nuit dans la maison. Les rafales de vent auraient pu
traverser les carreaux. Ou presque.
J’étais en pyjama.
Plantée devant une fenêtre du rez-de-chaussée, je regardais le
jardin d’un oeil morne. La dernière idée qui devait venir ce jour
là, à un être à peu près humain, c’était bien de sortir dans
le jardin, sous cette flotte que rien ne semblait pouvoir arrêter
d’ici des lustres.
Je parcours du regard la
pelouse détrempée, puis les malheureuses poteries avec leurs
maigres petites touffes de n’importe quoi qui survivront sans doute
à l’hiver… et ça, là, c’est quoi ? mais oui, ma parole, les
iris de la grosse potiche rouge sont reparties bel et bien et je ne
m’en suis pas aperçu. Chic ! Avant l’hiver, je les ai mises à
l’abri contre le mur, orientées au sud, mais je pourrai bientôt
les replacer à un meilleur endroit, sur l’affreuse dalle de ciment
qu’elles dissimulent astucieusement.
A ce
moment, curieux dédoublement de la personnalité :
Aglaé a)
je ferai ça quand le temps sera moins pourri ;
Aglaé b)…
et pourquoi pas tout de suite ?
Ma nature fonceuse et un
tantinet fofolle eut tôt fait de décider.
Je saute dans une
vieille paire de godasses à tige, sans chaussettes, et dont les
semelles sont lisses comme un vieux pneu et j’enfile un pull over
de marin par dessus le pyjama. Et en avant moussaillon !! et, tête
baissée je franchis la porte d’entrée et, à travers un
rideau de pluie bien compact, je me dirige en quelques
enjambées vers la potiche d’iris que je compte déplacer. Elle est
posée sur une surface de pelouse maigre dont la terre gorgée d’eau
affleure à peu pres partout. Moi-même à ce moment là je suis
transpercée d’eau de part en part, et je n’y vois plus
grand-chose, la peau transpercée, les yeux noyés, les cheveux
collés, minables, ruisselants.
Je saisis d’une seule
main le bord de cette poterie assez lourde, je fais deux ou trois pas
dans la bonne direction pour le sacré Bon Dieu de nom de Dieu de
déplacement de merde des… et au terme d’une glissade qui tient
en même temps de l’envolée je la lâche. La potiche arrive à
terre avant moi, se brise en plusieurs tessons acérés… une
fraction de seconde plus tard, ma main s’empale largement sur l’un
d’entre eux. Je hurle, la pluie redouble, mes vêtements sont
roulés dans une boue digne des champs de bataille de la Somme en
1914, je regarde la paume de ma main droite. C’est pas beau et ça
fait mal. Je crois appeler pendant des heures "Monique, Monique,
Monique , Monique…" … Enfin elle me voit, enfin elle appelle
mon mari. Enfin ils sont là tous les deux. Je pleure comme un
veau.
Je ne sais comment, mes deux secouristes mettent debout
ce morceau de boue gémissant et, aussi vite qu’ils peuvent,
entourent la main blessée d’une enveloppe de traversin solidement
arrimé à l’avant bras.
On me soutient jusqu’à la
maison, je m’assied, prostrée pendant que les opérations de
sauvetage s’organisent en moins de deux. Coup de téléphone aux
urgences : on nous attend le plus vite possible. Pas question de
m’habiller ; une grosse veste jetée sur mes épaules, je me glisse
dans la voiture soutenant mon bras comme un bébé ; je ne gémis
plus, j’ai moins mal ; j’ai seulement froid dans mes vêtements
boueux. Quand je débarque à la clinique, je ressemble à une
clocharde à qui l’armée du salut a refusé l’asile de nuit. A
mes cotés, mon mari toujours très british me donne le bras,
exactement comme si il promenait une duchesse.
Il
est à peu près dix heures quand je m’allonge sur la table des
urgences. L’infirmière installe ma main dans un bain désinfectant
-qui ne pique pas, merci mon Dieu- et nous avons tout loisir
d’inspecter les dégâts ; une plaie très profonde, en diagonale,
de presque quinze centimètres, depuis la face externe du petit doigt
jusqu’à la face externe du pouce. Je n’ai jamais vu autant de
monde que ce jour là s’intéresser aux tendons et aux nerfs de ma
main droite et déclarer fermement : "Vous avez de la chance !
rien de casser à ce niveau là !" Je me dis en moi même : "Qu’
est ce que ça sera les jours où je n’aurai pas de chance
!"
L’infirmière prépare une boite de pansement sur un
champ opératoire stérile, mais la jeune doctoresse qui se penche
sur la plaie, déclare : "Le Docteur N. est en salle d’opération
pour l’instant ;il viendra vous voir ensuite :je ne fais rien avant
de connaître son avis". Et, son avis, une demie heure plus tard
,est sans ambiguïté : "Cette blessure nécessite un geste
chirurgicale"suivi de : "On fait ça au début de
l’après midi" avec une intonation pleine de bonne
humeur.
Mon mari, moyennement rassuré de retourner à la
maison chercher un peu de linge car je macère toujours dans mes
oripeaux ; moi, j’attends d’être brancardée jusqu’à une
chambre dans l’espoir d’une toilette possible avec l’aide d’une
personne de bonne volonté. Je ne peux me glisser dans un lit,
évidemment, alors j’examine ce que m’offre la salle de bain.
Je
trouve sur le lavabo, un petit savon comme dans les hôtels. Je
déchire le papier avec mes dents. Sans gants et sans serviettes, le
mini savon coincé dans le creux de ma main, je réalise la plus mini
toilette de ma vie. Puis, je mords un coin du savon comme si c’était
un coin de petit beurre, et je mâche consciencieusement dans tous
les sens. Et j’en recrache le plus possible car c’est absolument
dégueulasse.
Le médecin anesthésiste entre
dans la chambre. Je réponds à ces questions. Il me confirme l’heure
de l’intervention. Il est très gentil. Il s’appelle…Hadès.
Mais après tout c’est peut-être Adaisse … j’aimerais
autant.
Une aide-soignante souriante s’approche de moi avec
une pile de linge propre sur le bras. Je suis sauvée. Elle me tend
une sorte de casaque en papier bleu.
C’est la tenue
réglementaire en salle d’opération. Peu importe, c’est propre
et c’est sec. Je suppose qu’ils opèrent uniquement des top model
car une fois enfilée, la surface laissée nue de mon corps est
beaucoup plus étendue que la surface couverte. Je me glisse dans le
lit et j’attends.
Une seconde aide-soignante entre avec un
plateau et tout ce qu’il faut pour le déjeuner. Je remercie et lui
fait remarquer que je ne dois ni boire ni manger car je monte au bloc
incessamment. Elle repart en maugréant.
Un magnifique
brancardier antillais me transporte au troisième étage avec une
conduite sportive comme j’aime, quand je n’ai pas la main
misérablement éclatée.
Les actions suivantes
se déroulent dans l’atmosphère sublunaire du bloc opératoire.
Les chaussons de papier aux pieds de chacun font un bruissement
léger, le Dr N vient me serrer la main- enfin l’autre-. Le bon Dr
Hades pose un masque léger sur mes petits yeux d’ange après
m’avoir demandé si je fumais. Je n’ai pas cru bon de mentir à
cet homme sympathique et j’ai perdu conscience dans une dernière
bouffée d’euphorie.
Réveil dans mon lit. Mon bel antillais
est déjà reparti vers d’autres conquêtes. Mon mari est là. Mon
pansement est énorme. Tant mieux j’aime autant que ça se voit
bien. Des que je vais tenir debout, de bons vêtements secs ,posés
sur mon lit, sont à ma disposition.
Deux heures
après, un peu flageolante, je quitte ces braves gens avec force
mercis. Nous sommes fatigués. Nous parlons peu. Je ressens soudain
une petite sensation assez agréable … mais oui… j’ai faim.
-
Dis moi, est ce qu’on a quelque chose à grignoter à la maison
?
- Je peux facilement te faire une petite purée.
-
Non, pas ça, autre chose. Qu’est ce qu’on a mangé hier soir
?
- C’était pas très digeste : du fromage de tête…
-
Magnifique. Du fromage de tête avec des cornichons !!
- Tu es
sure que ça va passer ?
- Tout à fait sure.
-
Admettons….j’y mets une condition…
- Laquelle ?
-
Promets d’abord…
-Je promets
- Tu promets que ce
soir… au moins ce soir… tu renonces à déplacer n’importe
lequel des pots de fleurs du jardin, même le plus petit.
aglaé